Les cinq traductions offertes ces dernières années aux lecteurs français l’ont déjà suffisamment démontré : le grand Wallace Stegner, père spirituel de  » l’école du Montana  » (celle sous la bannière de laquelle on a coutume de réunir Jim Harrison, Thomas McGuane ou encore, plus récemment, Rick Bass), était un romancier d’envergure, dont le génie s’épanouissait dans la longueur plutôt que dans la miniature. Les huit cents pages bien tassées de son chef d’œuvre d’avant-guerre, La Bonne grosse montagne en sucre, donnent une assez juste idée de son goût pour la fresque et de sa propension à tenir le lecteur en haleine sur la vie entière d’un personnage, voire sur plusieurs générations. Stegner n’en a pas pour autant ignoré la nouvelle, bien qu’il l’ait surtout pratiquée durant ses premières années ; nombre de ses textes courts ont au demeurant été, comme chez Conrad, des points d’appui pour ses romans après leur publication en magazine (dans Atlantic et Harper’s, notamment). Après une vie d’écriture remplie de romans multiplement couronnés (il a reçu à peu près tous les prix imaginables aux Etats-Unis) puis d’essais historiques, il a finalement décidé en 1990, soit trois ans avant sa mort, de rassembler en un recueil les nouvelles disséminées ici et là au fil des décennies : la sélection qu’en donne l’éditeur français en retient cinq qui, pour n’avoir pas le souffle démiurgique de ses plus grands livres, témoignent de son extraordinaire talent de raconteur d’histoires. Et si l’on connaît déjà son style et sa saisissante profondeur psychologique, on goûtera également ici son humour : chef-d’oeuvre de drôlerie caustique, « Le guide pratique des oiseaux de l’Ouest » montre à quel point l’écrivain américain savait manier la redoutable arme de l’ironie.

Vieux lettré passionné depuis peu par l’ornithologie en amateur, le narrateur de ce texte bref est invité avec sa femme à un concert privé organisé par un couple d’amis se piquant de mécénat ; critiques, journalistes, impresarios et autres oiseaux mondains sont venus entendre un jeune prodige d’Europe de l’est à l’accent douteux et à l’horripilante arrogance. Les commentaires intérieurs de notre narrateur à la vue du personnage puis, surtout, à l’écoute de son interprétation (Chopin, la Chaconne de Bach et, sans doute pour provoquer malicieusement un auditoire bourgeois, Schönberg et Charles Ives), font sans doute partie des pages les plus hilarantes qu’on ait lu depuis pas mal de temps. Libre à chacun de penser ce qu’il veut de l’œuvre de l’inventeur du système dodécaphonique, mais la descente pince-sans-rire à laquelle la soumet le narrateur vaut le détour : « Il m’apparaît que Kaminsky joue ce morceau de Schönberg avec le plus grand sérieux. Il lui fait la totale ; il se collette visiblement avec l’ineffable. Impossible de savoir s’il frappe les bonnes ou les mauvaises touches -peut-être que Schönberg lui-même ne saurait se prononcer là-dessus. L’espace d’une seconde survient une embellie opportune, un petit enchaînement de quelque chose qui serait presque mélodique, puis, de nouveau, le combat de chat. Langage de l’expressionnisme, espace et tension, certes. Appliquez-vous les poucettes durant un moment et toute délivrance sera bienvenue. Suite pour râpe à muscade, cactus et cordes. Une guirlande de détails en souffrance. Arnold Schönberg, destructeur et sauveur. Du feu plein la bouche, et il ne peut ni avaler ni cracher ». Stegner aurait très probablement fait un critique musical redouté. Ses nouvelles frappent par l’aisance et la rapidité avec lesquelles il installe ses décors, la facilité avec laquelle il y plonge le lecteur ; quinze pages, et l’on s’étonne presque d’arriver à la fin amère d’un texte qu’on s’attendait à voir continuer longtemps encore. Même si, cela dit, on éprouve un soulagement sincère lorsque les cow-boys de « Genèse », dernier texte du recueil, arrivent à destination après un périple mortel dans le grand nord canadien, à convoyer du bétail en plein blizzard. Engelures, paralysie et épuisement sont au programme : « Ce qui aurait été vu comme une conduite héroïque en un monde moins âpre n’était ici que routine », conclut l’un des garçons de vache avec philosophie. Cinq textes qui confirment sur un mode inédit la stature de Wallace Stegner et l’imposent une fois encore parmi les très grands du vingtième siècle américain.