Depuis bientôt 30 ans (son premier roman, Biographie comparée de Jorian Murgrave, a paru en 1985, dans la collection « Présence du futur » chez Denoël), Antoine Volodine conduit un projet grandiose, onirique et crépusculaire, l’une des entreprises les plus folles de toute la littérature française d’aujourd’hui : un courant personnel dont il est l’unique représentant, à travers ses divers hétéronymes, et qu’il a appelé « post-exotisme ». Fiction supervisant des fictions qui se contaminent les unes les autres, cette littérature se présente comme une œuvre collective, celle de militants égalitaristes emprisonnés à perpétuité, tous occupés à ruminer sans fin l’échec du communisme, mais aussi tous les traumas du 20e et du 21e siècles, avec l’imminente destruction de l’espèce humaine qu’ils impliquent. Le nom des singes (1994), Des anges mineurs (2001), Dondog (2003), Avec les moines-soldats (sous le nom de Lutz Bassmann, 2008)… Il a souvent été question de ces livres dans Chro, où nous n’avons jamais manqué une occasion de faire parler Volodine de son œuvre. Or, en cette rentrée, on ne pouvait pas faire moins que lui tendre à nouveau le micro : son nouveau livre, Terminus radieux, est un roman-monstre (dans tous les sens du terme, avec plus de 600 pages) qui, précisément, intègre et récapitule quasiment toutes les dimensions du post-exotisme. Un livre bilan et un programme, en quelque sorte, qui se déroule après la fin de la deuxième Union soviétique, au beau milieu d’une vaste destruction nucléaire, avec des personnages morts qui ne parviennent en fait pas à mourir définitivement, et qui sont les jouets d’un personnage énigmatique, président de kolkhoze, poète chamanique et manipulateur de rêves. Dans ce décor hallucinant, une grand-mère rendue immortelle par les radiations voue un culte à une pile nucléaire enfoncée sous terre et la nourrit avec des déchets et des cadavres ; un train transportant des soldats et des détenus, lesquels échangent régulièrement leurs rôles, roule indéfiniment pour trouver un camp qui voudrait bien les accueillir et, derrière ses barbelés, les protéger des malheurs du monde extérieur, etc. Un livre fou, dément, sublime, incomparable, en somme, à l’image de l’œuvre entière qu’il résume ; mais en même temps, un livre plus « accessible » que les précédents, peut-être, plus proche, du moins, de la structure « habituelle » des romans. Hasard de l’écriture, ou volonté de briser l’hermétisme possible du projet ? Réponses d’un auteur qui, si l’espèce subsiste, sera encore lu dans sept siècles, et qui, en attendant, commence d’avoir la reconnaissance qu’il mérite, avec notamment le Prix Médicis qu’il a reçu le 4 novembre.

 

Chro_ : Terminus radieux est votre 20e roman sous votre nom. D’une certaine façon, c’est aussi le plus proche, dans sa structure, du roman « commun » – toutes proportions gardées, bien sûr. Et sans doute le plus long, avec ses 600 pages. Avez-vous cherché à développer la temporalité longue ?

Antoine Volodine : Oui, la temporalité est d’autant plus longue que la dernière partie dure des siècles ! Mais, c’est vrai, j’avais conscience de fabriquer quelque chose qui passait par une continuité ; il n’y a pas beaucoup de flashbacks, même s’il s’y trouve énormément d’inserts et de fragments qui ouvrent les portes vers quelque chose qui se trouve en dehors de cette chronologie : le feu, le noir, le bardo des camps, la marche dans la forêt…

« J’AVAIS L’IDÉE DE FAIRE UN GRAND ROMAN QUI SOIT COMME UN COURONNEMENT »

Était-ce une manière d’atteindre la plus grande lenteur et la plus grande déliquescence possibles ?

Cet aller vers l’extinction se retrouve dans beaucoup de nos textes [Antoine Volodine parle souvent des écrivains post-exotiques dont il fait partie, collectivement : lui-même, Lutz Bassmann, Manuela Draeger, etc., ndlr]. Dans Dondog, c’est un aller vers la flamme ; dans Mevlido, c’est un aller vers l’immobilité et la suie ; et dans Terminus radieux, c’est un aller vers le vide et les ténèbres de la forêt. En fait, ces trois romans ont beaucoup en commun dans leur construction, même si Terminus radieux possède en effet une structure à part. Toute la littérature post-exotique est toujours présente derrière la prise de parole des personnages, et j’avais l’idée de faire un grand roman qui soit comme un couronnement, qui contienne tout… Il pourrait être, si l’on veut, un « Grand classique » de la littérature post-exotique !

Hermétique, circulaire, développant des lenteurs extrêmes, le post-exotisme s’oppose radicalement à la transparence, la linéarité et la vitesse qui dominent la culture et la communication aujourd’hui…

Hermétique, oui, mais uniquement si on l’entend comme le fait que cette littérature est close sur elle-même. Et en ce sens, le post-exotisme se refuse à entamer une quelconque compétition ou débat avec l’extérieur. Par conséquent, si l’on fait le relevé des différences avec l’extérieur, on peut accepter ce que vous dites, mais ce n’est pas une volonté. Si le post-exotisme était une littérature d’avant-garde, ce serait une littérature qui se battrait contre un académisme ; mais en fait, pas du tout. C’est quelque chose qui, d’une manière à la fois schizophrène et consciente, se construit sans tenir compte des influences autres que les influences amies qui pénètrent cet ensemble et qui y sont réappropriées.

Sur ce point, le post-exotisme est, cela dit, l’une des rares littératures qui parvienne à intégrer l’héritage des avant-gardes…

Oui, mais quel que soit l’auteur (Bassmann, Draeger, Kronauer, Volodine ou les autres), ces écrivains écrivent aussi comme si les avant-gardes n’avaient pas existé, parce que cette histoire littéraire est à l’extérieur des murs. Nous avons, à un moment donné, ressenti la nécessité d’exprimer que ce que nous faisons n’est pas du tout de la science-fiction ; le terme de « post-exotisme » est alors venu sur la table, de façon totalement artificielle, absurde et farcesque, bien avant de recouvrir quelque chose de concret. C’est à partir du corpus qu’on a pu définir le terme. Mais n’importe quelle autre étiquette aurait pu convenir ; « nouveau roman », par exemple, si ça n’avait pas déjà été pris…

« LE POST-EXOTISME REFUSE D’ENTAMER UNE QUELCONQUE COMPÉTITION OU DÉBAT AVEC L’EXTÉRIEUR »

L’un des procédés du post-exotisme est l’annulation des contraires, la confusion onirique. Or, le risque du retour à l’indistinction, n’est-ce pas justement la crainte qu’on peut avoir devant l’égalitarisme forcené de vos protagonistes ?

Jamais nous ne nous posons ce genre de questions. Nous fonçons tels des bulldozers de la création sans vraiment réfléchir à ce qui se passe. L’indistinction des contraires tient au fait que nos romans se déroulent dans le bardo, et la pratique fictionnelle du bardo est contradictoire avec le matérialisme et un militantisme quelconques. Dans la prison, la pensée égalitariste révolutionnaire devient une référence onirique du passé. On obtient alors ce mariage, réussi, je l’espère, entre l’idéologie égalitariste et la magie bardique.

Demeure pourtant une distinction absolue et irrémédiable : celle entre amis et ennemis…

Ici, les ennemis qui sont nommés appartiennent au passé : ce sont ceux qui ont détruit la Deuxième Union soviétique ou massacré la femme de Kronauer [le personnage central de Terminus Radieux, qui n’a pu venir en aide à sa femme malade que les capitalistes ont violé et tué dans l’hôpital où elle était soignée, ndlr]. Ce n’est pas très intéressant, pour nous, de mettre véritablement en scène l’ennemi ; ou alors de façon furtive, au moment où il a une position de pouvoir parce qu’il mène un interrogatoire. Mais cela… C’était il y a longtemps, ça date des premiers romans… Ce collectif d’écrivains qui crée des fictions en prison était encore, dans les premiers temps, très marqué par les procès et les interrogatoires, l’arrestation, la guérilla… Ensuite, les situations et les rêves évoluent, il y a de plus en plus de disparus et de traversées individuelles du bardo qui ne se réfèrent plus à l’immédiate réalité vécue, mais à des mondes qui ont été habités par la fiction de manière onirique et littéraire au fil des années, et qui changent en recevant des échos de l’extérieur.

« COMME TOUJOURS, LES PERSONNAGES SONT À LA FIN DE LA CIVILISATION, DE LA CULTURE, DE LA TECHNOLOGIE, ET SOUVENT À LA FIN DE L’ESPÈCE »

Terminus radieux n’est-il pas, de tous vos livres, celui qui s’approche le plus d’une description de l’enfer ? On songe à Jérôme Bosch, à Dante…

Avec une différence importante : chez Bosch comme chez Dante, il y a beaucoup de monde, alors que dans Terminus radieux, ils sont vraiment très peu ! L’idée d’un passage vers l’enfer est particulièrement soulignée ici parce que d’habitude, le bardo tel que le traversent Mevlido ou Dondog est un bardo très gris, ou très noir, tandis que là, on est en présence d’un personnage essentiel qui est un magicien et qui va dans le feu. Feu par lequel il parvient à dominer le monde. La réalité devient donc un élément de tout premier plan. Mais il y a également la présence du feu nucléaire…

Vos personnages sont tout à fait technolâtres, comme les premiers communistes. Pourtant, votre univers décrit en permanence les ravages de la technique… N’est-ce pas bizarre ?

Je ne suis pas sûr qu’ils soient si technolâtres que ça. De plus, dans ce roman, on voit qu’ils ont surtout la nostalgie des gramophones à rouleau, des vieilles locomotives diesel… L’univers totalement détruit où ils évoluent leur échappe complètement. La seule magie réaliste à laquelle ils sont attachés reste la magie de la solidarité communisante face à un univers de destruction nucléaire complète. Après, c’est quelque chose de permanent dans nos livres ; face au désastre absolu, quelqu’un se lève et dit : « C’est bien ! Nous allons continuer à construire ! » Ce qui fait davantage partie de l’humour du désastre que d’un amour de la technique… D’ailleurs, tout ce qui est technique dans nos livres est montré sous une forme déglinguée… Je crois que c’est la première fois dans le post-exotisme qu’est utilisé le mot « ordinateur ». Mais ça fait partie des déchets qu’on jette à la pile nucléaire, personne ne pianote dessus !

Il y a toujours une mise en scène chamanique de la parole dans le post-exotisme. Est-ce une nostalgie de la parole initiale, totalement démiurgique ?

On est effectivement dans la sauvagerie initiale, porteuse de récits, mais de faux récits fondateurs qui évoquent l’écroulement, au lieu de fonder quoi que ce soit. Ainsi la boucle est bouclée et, comme toujours, les personnages sont à la fin de la civilisation, de la culture, de la technologie, et très souvent aussi à la fin de l’espèce. Mais cela est davantage préhistorique. Quant au chamanisme, il est présent dans le livre avec Solovieï, qui d’ailleurs n’est pas un chamane mais plutôt une créature magique, un démiurge qui, à certains moments, se révèle au lecteur comme étant celui qui ordonne tout.

Dans Terminus radieux, la sexualité est toujours associée à la torture, à l’inceste ou à la violence. Les écrivains post-exotiques ont-ils une vision exclusivement négative de la sexualité ?

C’est un point très important dans ce roman. Il y a la situation d’inceste soupçonné, quoique demeurant au niveau onirique, le désir qu’éprouve Kronauer pour les filles de Solovieï, et puis les lectures que font celles-ci d’une littérature féministe radicale qui présente une vision de la sexualité où toute relation physique est assimilée à un viol. Mais finalement, pour Kronauer comme pour Mevlido, la sexualité joue un rôle très secondaire ; la fidélité amoureuse demeure fondamentale, même si le compagnon ou la compagne ont disparu. La figure aimée devient l’objectif vers lequel on marche, au-delà des distances et au-delà de la mort.

Dans les sentiments qui dominent le post-exotisme, il y a l’amour fou, mais aussi la fraternité des armes. Les écrivains post-exotiques n’ont-ils pas, avant tout, une mentalité guerrière ?

Originellement, ce sont des guérilléros et des guérilleras qui se trouvent en prison ensemble, et qui connaissent donc cette expérience de la fraternité des armes. Ce compagnonnage permanent devient cependant au fil du temps une fraternité de la déglingue, de la dèche, une fraternité des camps. Peu à peu, l’ennemi capitaliste est devenu inatteignable, permanent, impossible à combattre. Vient alors au premier plan, notamment dans les livres de Lutz Bassmann, cette fraternité fataliste sous les bombes.

« CE COMPAGNONAGE DEVIENT AU FIL DU TEMPS UNE FRATERNITÉ DE LA DÉGLINGUE, DE LA DÈCHE, UNE FRATERNITÉ DES CAMPS »

Terminus radieux, d’Antoine Volodine (Le Seuil), interview à retrouver dans le hors-série littérature de Chro_