A Barcelone, un Argentin, expatrié de longue date, le narrateur anonyme du roman, vivote en servant de prête-nom dans des tractations douteuses. Piégé par de louches hommes d’affaires nostalgiques du Caudillo et de mèche avec des admirateurs du général Videla, il est contraint et forcé de revenir dans son pays natal. Pion sur l’échiquier d’une sombre magouille politico-financière, il ne reviendra pas indemne de ce brutal retour aux sources.
Tout au long du xxe siècle, l’Argentine a connu une succession quasi ininterrompue de régimes militaires plus ou moins répressifs. Dans cette logique, l’accession au pouvoir d’une junte de généraux putschistes, en 1976, pouvait être interprétée comme un fait divers historique de plus, à classer dans la rubrique des espoirs démocratiques écrasés.

C’est par cette approche ironique et désabusée que Vicente Battista aborde la culmination de cette longue série dictatoriale. Celui-ci évite l’investigation journalistique et le témoignage engagé. Il ne dénonce pas les atrocités perpétrées par les tortionnaires, ni ne relate le martyre et les tentatives de résistance des « subversifs ». L’auteur n’opte pas, comme Rolo Diez dans Vladimir Illitch contre les uniformes, pour une vision saisie de l’intérieur, embrassant dans son spectre les multiples participants du drame. Au contraire, Battista, par le regard extérieur de son personnage, cet exilé volontaire devenu étranger à son propre pays et à ses souvenirs eux-mêmes, ne pointe que des détails révélateurs, affleurant à la surface de la réalité argentine. Des événements horribles mais rendus banals et sans importance par leur fréquence, relégués justement au rang de faits divers : omniprésence de la soldatesque lui faisant comparer Buenos Aires au Paris de l’Occupation, exécutions et arrestations en pleine rue des opposants, une des journaux claironnant l’ambition des grands travaux voulus par les tenants de la réorganisation nationale, sinistre ballet des Ford Falcone conduites par les faiseurs de disparus. Soit autant de signaux alarmants repérables par tous, et ignorés par beaucoup.

Dans ce roman, la fiction n’aide pas à mettre en scène et en forme, à faciliter la transmission et la compréhension de la terreur vécue au quotidien et de sa mise en œuvre. L’auteur s’emploie plutôt à un écorchement progressif du cadre fictionnel pour opérer la mise à nu du sujet. L’accumulation et la récurrence des figures de la représentation tragique -empruntées à la littérature, à la musique, au cinéma, au théâtre et à l’opéra-, qui finissent par se dissoudre dans leur surabondance, laissent place au déferlement de la tragédie concrète. A sa terrible familiarité érigée absurdement en norme d’existence.
Ce dépouillement systématique s’applique aussi à son protagoniste. Submergé par les assauts de ce cauchemar tangible, le héros de polar perd ses attributs romanesques. S’extirpant des rôles imposés ou choisis, il devient un homme ordinaire, mais récupère la responsabilité de son destin. Son voyage vers le cœur ténébreux du réel est une navigation périlleuse menant à la rencontre de sa propre conscience. Une entreprise pour se dessiller les yeux et faire face à la cruauté de « cette conjuration des aveugles » qui hante l’œuvre d’un autre écrivain argentin, Ernesto Sabato.

Si le rythme de l’écriture de Vicente Battista, avec ses phrases qui se défient, se battent en duel, se lient et se repoussent, tient du tango, son homme de paille, lui, est entraîné dans une danse macabre orchestrée par la violence, la mort et la trahison.