Il est des lectures dont on ne revient pas indemne, qui s’immiscent puis s’installent en spectre familier dans votre esprit et qui vous envahissent jusqu’à vous vriller le corps en profondeur. Des lectures qui vous laissent tremblant et abasourdi par le choc et la puissance des émotions. Les œuvres de Velibor Colic sont de celles-là. De ses mosaïques terribles, faites d’épitaphes et de témoignages, sur la guerre en Bosnie (Les Bosniaques et Chronique des oubliés), en passant par les visions foudroyantes de La vie fantasmagoriquement brève et étrange d’Amadeo Modigliani, à l’onirisme macabre de Mother funker, sa création déflagre en une gerbe de fleurs vénéneuses et enivrantes.

Son dernier livre met en scène Hubert Selbie, ex-détective et tueur à gages. Celui-ci trimballe sa carcasse rongée par la désespérance et l’éthylisme dans un Paris de bohème, irréel mélange des légendaires hauts-lieux artistiques : Montmartre, Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés. Ses déambulations, rythmées par des airs de jazz, sont partagées par la prostituée Jeanne Duval, homonyme de la maîtresse de Baudelaire, et double d’une autre Jeanne qui fut, elle, la compagne de Modigliani. Contacté par un mystérieux commanditaire, Selbie élimine un quarteron de criminels de guerre, vieux démons à la malédiction toujours tenace. Sa mission achevée, vaincu par « l’horreur d’être et de continuer à être », il embouchera, en un baiser suicidaire, la gueule d’un pistolet de dame.

Mother funker est assurément un roman noir, mais d’un noir de descente dantesque aux cercles infernaux. Un noir de nuit et de brouillard qui n’en finit pas de suinter des fosses communes de l’histoire européenne. Colic décline cette noirceur sous ses nombreuses variations littéraires : nombre d’auteurs sont évoqués et convoqués, parmi eux Boulgakov, Selby, Baudelaire, Dostoievski et Hemingway. Ses personnages évoluent dans un monde marqué par le Mal, dominé par la Mort et enchaîné à l’absence de Dieu, à Son silence face à l’horreur et à la barbarie. Anges exterminateurs et exterminés, anges ivrognes, fous ou pervers, tous déchus et voués aux ténèbres, ils errent fatalement entre bacchanales et sabbat. Les contrats exécutés par Selbie prennent une dimension de combat apocalyptique. L’identité démoniaque de ses cibles se révèle peu à peu. Elles apparaissent comme des Puissances calamiteuses enserrant les quatre horizons et pesant sur les saisons de l’existence. Cette lutte culmine avec la liquidation de l’ancien S.S. Teufelkopf (tête de diable), arborant des excroissances cornues et qui envoya à la chambre à gaz celle qu’il aimait. Archange vengeur aux ailes mitées, Selbie se place sous l’égide de la littérature. C’est un homme habité par le Verbe. Un partisan de la parole libre et créatrice comme acte de résistance à la déshumanisation et formule contre l’oubli. Même si cela s’avère vain et que « la littérature est sans importance. Il n’y a pas de grands romans, les destinées humaines sont dérisoires ».

Dérangeant et fascinant, Mother funker est un roman hypnotique à l’atmosphère moite et poisseuse, qui vous précipite à la limite du rêve et du cauchemar, dans un univers de fantasmagories angoissantes et de fulgurances poétiques. Une fois de plus, Velibor Colic s’impose comme un auteur essentiel.