Emprisonné dans les particules élémentaires de la matière, un esprit, communiquant grâce aux rêves et aux souvenirs des morts et des vivants, dévoile son sinistre destin. Ses visions, transmises par l’intermédiaire médiumnique de l’auteur, nous emportent dans trois plans de réalités différentes. En 1360, le pays occitan, soumis au zèle inquisitorial de Nicolas Eymerich, est en proie à des événements surnaturels annonciateurs de l’Armagueddon ; dans les brumes d’une étrange petite ville du Frioul, un trio de jésuites, à la recherche de saint Mauvais, manipule une triade d’incarnations de la déesse Hécate ; un lieu singulier où notre inquisiteur soumet un de ses confrères du XVIIe siècle à des interrogatoires.
Ce cinquième volet des enquêtes de Nicolas Eymerich s’impose comme la pièce maîtresse de la série de Valerio Evangelisti. Roman à clés jouant sur toute la gamme du mystère et de l’inquiétude, Cherudek précipite le lecteur dans un dédale d’hallucinations. Trois trames narratives s’interpénètrent. Mais, à la différence des précédents volumes, ici, pas de parallélisme du déroulement des diverses intrigues, mais plutôt un entrelacs labyrinthique de renvois et correspondances rigoureusement imbriqués. Au tracé linéaire temporel habituel se substitue un mouvement circulaire : le tourbillonnement d’une élévation ou d’une descente dans des mondes étrangers à notre conception commune du temps.

Aussi, les actions de l’impitoyable dominicain n’ont pas la même portée qu’à l’accoutumée. Elles restent enfermées dans leur propre finalité et ne couvrent pas les siècles de leur ombre. Du reste, il ne semble que ballotté par les péripéties traversées. Le combat livré n’embrasse pas la postérité historique. Il se situe dans les méandres de l’âme d’Eymerich. Celui-ci n’étant plus le personnage central du roman, mais le sujet véritable. Ce glissement vers l’exploration de sa personnalité tourmentée et complexe était déjà palpable dans Le Mystère de l’inquisiteur Eymerich. Sa confrontation avec Wilhem Reich permettait d’obtenir une explication psychanalytique de son comportement pathologique et de ses sources, en particulier le rapport ambigu à sa mère. Il était poussé à contempler son chaos intérieur, alors que dans Cherudek, sur l’instigation d’un adepte de la philosophie hermétique, l’inquisiteur y est immergé.
De la psychologie, nous passons à l’alchimie, dont les symboles et les références marquent astucieusement le livre en son entier. Il est donc question de l’illumination de l’inquisiteur, du percement des secrets de sa nature profonde, de la réconciliation du corps, de l’âme et de l’esprit, de la transmutation des éléments épars et antagonistes de son être en une unité. Le processus donne lieu à un éclatement cataclysmique de ses certitudes, de ses croyances, de ses obsessions, de ses doutes. Eymerich, saint et démon, s’affronte lui-même et c’est proprement apocalyptique.

Cherudek est empreint d’une complexité difficile à rendre dans toute sa richesse. Le foisonnement référentiel échappe malgré tout à la pesanteur. Valerio Evangelisti s’en sert parfois de façon ludique. Il nous propose sans cesse des interprétations ingénieuses et tarabiscotées d’énigmes truffant d’ordinaire les ouvrages ésotériques, et parsème d’analogies cachées la construction du texte. Entre autres, ses quarante-deux chapitres répondent aux quarante-deux mois de règne de l’Antéchrist, prophétisés par saint Jean En cherchant bien, on peut aussi trouver le nombre de la Bête.
Ecriture toujours fluide et limpide, maîtrise de plus en plus assurée des ressorts de la littérature populaire et vaste érudition s’allient dans ce roman pour l’exécution d’un Grand Oeuvre.