On ne peut lire Toni Morisson sans être saisi par la force de ses évocations sur la condition des noirs aux Etats-Unis. Esclavagisme, intolérance, xénophobie sont les thèmes qui sous-tendent l’ensemble de ses romans. Elle y revient de nouveau dans ce roman mais bouleverse un de ses principes jusqu’alors fondamental : la couleur des personnages, noir ou blanc. Aucune ambiguïté n’est possible. Dans Paradis, Toni Morisson ébranle cette dichotomie et met en scène cinq personnages féminins dont on ignore la couleur. C’est l’un des ressorts romanesques essentiels de ce roman.

Donc, pas de blancs esclavagistes, pas de noirs opprimés, mais une communauté de noirs affranchis qui a crée une ville loin des blancs et de leurs vices, Ruby. A une vingtaine de kilomètres de cette ville, un Couvent accueille qui y entre. Ruby devait être pour ses créateurs un paradis et génère vingt ans plus tard quelques fanatiques meurtriers : neuf hommes de Ruby viennent massacrer les cinq femmes de ce Couvent. Pourquoi ce désir d’extermination ? L’équation est simple : ces femmes n’appartiennent pas à la communauté, ce sont donc des étrangères, ce sont des ennemies. Du paradis à l’enfer, de la paix à la guerre, il n’y a qu’un pas.

On retrouve dans ce dernier opus le goût de Toni Morisson pour les personnages féminins décalés, borderline, en marge de la société et de ses codes de bienséance. L’univers violent, l’imaginaire sanglant découvert dans Beloved est convoqué de nouveau. Le travail de composition, dont l’héritage faulknérien est incontestable, est une fois de plus extrêmement savant. Bref, le style de Toni Morisson devient, au fil de ses romans, très marqué : multitude de personnages, violence des hommes, crise mystique, viol, avortement, etc.

Ceux qui aiment Toni Morisson et qui se reconnaissent dans ce type de littérature adoreront Paradis. Cependant, relevons que certains mécanismes peuvent lasser le lecteur, le plus bienveillant soit-il. Faut-il systématiquement que les femmes soient un peu folles, traquées, délaissées, exclues, mal-aimées ; que certaines d’entre elles aient une espèce de pourvoir surnaturel ; que le lecteur se perde dans les dédales de la narration ? De plus, la multiplication des histoires parallèles, des personnages secondaires essoufflent et noient le lecteur.
S’il est vrai que Toni Morisson exploite un créneau, Paradis demeure, bien qu’inégal, un roman foisonnant, dense et saisissant par rapport aux productions de nos Claire Legendre et autres normaliennes délurées. L’écriture féminine, concept à la mode aujourd’hui, retrouve ses lettres de noblesse dans Paradis, et prouve que son auteur n’a pas besoin du mot « pénis » toutes les deux lignes pour se distinguer. Alors, ne serait-ce que pour cela, merci Toni !