Idolâtrie bornée mise à part, il y a des livres auxquels l’on ne peut pas se permettre de toucher comme cela. Dès sa parution en France, au printemps dernier, Un Homme, un vrai n’avait pas manqué de susciter parmi les critiques -de gauche, bien sûr- ce sourire en coin bien parisien réservé en priorité à ces pavés venus d’Amérique forcément trop grand public, trop bien vendus, trop matérialistes, bref, impardonnablement explicites et bien ficelés (« un mauvais roman » a-t-on carrément pu lire sous une plume expéditive et sans complexe de Libération).

Car on continue, en France, à ne pas se remettre de la petite sensiblerie condescendante, maniérée plutôt que pudique, de mise depuis l’avènement du Nouveau roman, il y a plus de quarante ans, et n’ayant jamais eu pour champ universel de résonance que deux arrondissements de la Rive gauche. En France, terre de culture désormais sous-puissante d’écrivaillons durassiens en mal de publication, traînant leur suffisance amère et décharnée dans les jardins du Luxembourg en matant les filles comme des proies romanesques potentielles, on ne peut raisonnablement prendre en sympathie, ni au sérieux, un écrivain en costume trois-pièces à 3 000 dollars et père de famille, qui aborde l’écriture comme un bon fonctionnaire zélé, se levant à six heures du matin chaque jour et ne quittant sa table de travail qu’après y avoir écrit dix pages pile, allant consigner sur le terrain une foule de détails comme un entomologiste trop pointilleux, descendant au Ritz pour assurer la promotion de son best-seller avec la rigueur professionnelle d’un businessman, et qui, ô sacrilège, n’a pas eu le bon goût de voter Clinton ni aux présidentielles de 92, ni à celles de 96.

Or, il se trouve qu’en y regardant de près (combien, parmi ces journalistes, auront lu le roman dans son intégralité ?), Wolfe ne porte, lui, tout vieux con rusé qu’on s’attache à le présenter, de jugement hâtif et péremptoire sur personne, hormis -et à raison- sur les journalistes. Son livre comporte, en bien plus riche et passionnant, tout ce que toute la littérature parisienne contemporaine réunie, si avide de forme, ne saurait plus apporter à la littérature tout court : à travers la dégringolade financière et morale d’un magnat sudiste de l’immobilier et quelques trajectoires humaines afférentes bien choisies, on goûte enfin une narration juste, profuse et jubilante, de l’humour, des dialogues crédibles, une architecture romanesque complexe, une psychologie poussée et attendrie des personnages -jeune manutentionnaire au chômage épris de dignité, taulards, maire de mégalopole, avocat noir ambitieux et coupable, mûre épouse délaissée…-, un sens rarissime de l’époque et de l’observation en général, et même la lucidité sous-jacente de l’énorme inutilité de tout cela. Exemple ; M. Gardner à Conrad : « Vous n’avez pas à vous soucier de l’incroyable luxe qu’est la littérature. Des civilisations entières ont été fondées sans la moindre littérature et sans qu’elle manque à personne. Ce n’est que plus tard, lorsque survient un assez grand nombre d’abeilles indolentes et capables d’écrire et de lire que vous obtenez la littérature ». Autant dire du sain plaisir, honnête, mature, débarrassé de ces minauderies d’esthètes se tâtant sans cesse sur la façon de mieux nommer le silence.

Les radicaux-démagogues n’y trouveront pas leur compte. Ni les anti-américanistes attardés (cf. la scène du discours sur l’inaliénable liberté de l’artiste, prononcé devant la parterre du Tout-Atlanta parvenu, p. 473-475). Quant aux gourmets de l’esprit pré-dédaigneux de la trivialité d’un bouquin publié ni chez Fata Morgana ni, à la rigueur, chez Gallimard, ils s’étonneraient fort de débusquer entre les lignes une authentique leçon de détachement (Epictète s’avère, parmi un choix épars mais rigoureux de portraits vivants, le véritable héros du livre), venant contrecarrer toutes les accusations convenues de complaisance et valant tous les colloques structuralistes de la Sorbonne. Mais il faut probablement plus de temps à la petite France littéraire qu’à n’importe qui d’autre pour se décider à admettre sans chichis que Tom Wolfe est un écrivain, un vrai.