En 1986, deux universitaires s’intéressent à un prolétaire virginien mal connu et à son passage éclair dans la littérature américaine en essayant de reconstituer son puzzle biographique. Son nom ne figure pas dans les histoires des lettres états-uniennes : Tom Kromer Outre quelques articles, des critiques littéraires plutôt violentes et une poignée de nouvelles, on ne lui connaît qu’un seul livre publié : Waiting for nothing, roman désabusé d’un clochard affamé dans l’Amérique de la Grande Dépression, sorti en 1934. Dans son excellente préface, Philippe Garnier retrace le parcours de l’auteur et de son petit livre écrit avec les moyens du bord, « sur du papier à rouler Bull Durham ou dans les marges des prospectus religieux, parfois dans des missions, parfois dans des prisons ou sous les ponts de chemin de fer ». Après plusieurs années de nomadisme et de mendicité, Kromer s’engage en 33 dans les Civilian Conservation Corps créés par l’administration Roosevelt pour nettoyer les villes de leurs pauvres et rendre à ceux-ci un peu de dignité : c’est dans l’un de ces camps qu’il rédige son manuscrit et écrit à l’intellectuel Lincoln Steffens, ce qui lui vaudra d’ailleurs une exclusion immédiate. Steffens le recommande toutefois à l’agent Maxim Leiber, dont les clients s’appellent alors West, Fante ou Cheever : il prend le risque de lancer le livre, tout en propulsant Kromer dans l’entourage du petit groupe de socialistes new-yorkais qui gravite autour de la revue Pacific Weekly. Kromer a une trentaine d’années, plusieurs jobs de fortune et de nombreuses années de faim et d’errance derrière lui : Les Vagabonds de la faim, c’est, à peu de choses près, un compte rendu fidèle de son propre itinéraire, de ses galères quotidiennes et de ses astuces désespérées pour obtenir une demi-tasse de café ou un quignon de pain sec auprès d’un commerçant charitable.

Ecrit avec une sorte de pragmatisme désabusé et de triste neutralité face au destin et à la souffrance, le livre compile douze épisodes de dénuement perpétuel et de déni d’humanité systématique, reportage sec et saisissant dans les bas-fonds et la misère urbaine de l’Amérique des années 30. Proie rêvée pour les tantes qui cueillent leurs partenaires d’une nuit sur les bancs publics, client régulier des missions où les stiffs (terme argotique américain pour désigner le chômeur, le vagabond, parfois le simple pauvre type) trouvent un seau de ragoût et une paillasse pour la nuit, le narrateur traverse des états variés, parfois contradictoires. Tantôt, la honte et l’auto-flagellation : « Je suis un foireux. Je me rends compte que je suis un foireux. J’ai faim, aussi, et je mérite d’avoir faim » ; tantôt, la haine et le désir violent : « Fini, les nuits passées dans les dortoirs crasseux des missions. J’en ai assez de pleurnicher pour avoir à bouffer. J’ai un soufflant et je m’en servirai s’il le faut Que le monde entier aille se faire foutre. Mon tour est venu. »

D’un réalisme saisissant quoique véritable objet littéraire, Les Vagabonds de la faim exprime avec force et sans aucun ornement superfétatoire la lassitude d’un homme face à une vie trop peu accueillante, sa solitude malgré les rencontres de passage et son incompréhension d’un destin qui s’acharne, jusqu’à l’écœurement. Les brèves mémoires romancées du clochard tuberculeux firent l’objet d’une première traduction française en 1936 (chez Calmann Lévy), grâce aux travaux d’un richissime correspondant diplomatique au nom à particule : Raoul Roussy de Sales. Le préfacier, qui a revu cette première traduction, explique brièvement comment ce fils de comte de France, philanthrope bilingue marié à une Américaine encore plus riche que lui, a bien pu s’intéresser au petit volume paru en mars 1934 chez Knopf, jusqu’à en donner une version française remarquablement documentée, fidèle à sa langue dépouillée, lucide et violente : « Qu’est-ce que ça peut faire qu’un stiff claque ? Un stiff crevé vaut autant qu’un stiff dans la panade. »