De Toby Olson, il n’y avait jusqu’à présent qu’un seul livre traduit en français, Seaview, lequel avait reçu en 1983 le Pen Faulkner Award. Un prix à forte charge symbolique, puisque l’auteur se réclame volontiers de Faulkner lorsqu’on lui parle de modèles : nostalgie de l’écrit, de cette Amérique en retrait que tous les deux racontent, loin des villes, envahie par ce flou discret qui plonge le lecteur dans une confusion légère et envoûtante. La Femme qui échappa à la honte répond à cette idée du roman : le titre, comme l’annonce d’une chronique, promet une histoire pour raconter finalement beaucoup plus, au point d’être déroutant ; plusieurs récits se font écho, l’univers se transforme à l’envi, Olson joue avec les frontières, les paysages, les personnages. S’en dégage l’immense poésie d’un monde à part, un peu en marge, où règneraient des chevaux nains, d’antiques traditions transmises de génération en génération, murmurées sous le sceau du secret. Le texte ouvre de nouvelles portes à l’imaginaire, se fait et se défait sous nos yeux, au point de ne pouvoir vraiment se terminer : la dernière page tournée, reste la légende.

Le roman commence avec trois ex-soldats, fraîchement licenciés, qui décident de passer quelques jours au Mexique avant de se séparer. Au cœur de leur voyage, des kilomètres en voiture, des prostituées, la maladie, et l’histoire que tente de raconter l’un d’eux, Morales, un souvenir d’enfance mêlant chevaux, lac et magie. C’est le début : après quelques pages, les trois hommes disparaissent ; on ne les retrouvera que le temps d’un bref chapitre au milieu du roman, puis en conclusion, comme un rappel. Le récit central, lui, met en scène un certain Paul Corbs, brutalement confronté à une réalité qu’il n’aurait jamais pu imaginer. Négociant en matériel chirurgical, il livre des instruments dans une hacienda mexicaine où il surprend un étrange entraînement nocturne, celui de deux chevaux nains aux sabots incrustés de pierres précieuses. L’exercice terminé, la jument bondit hors de son enclos et tombe dans les bras de Corbs qui, fasciné, prend la fuite avec elle. Commence une traque qui le conduit peu à peu aux origines du mal. Il croise sur sa route Mary Grace, la prostituée échappée à la honte, symbole d’une absolue pureté, et sillonne le pays avec la jument et elle, sans savoir encore qu’il ne peut fuir son propre passé. C’est vers celui-ci qu’il avance, sur un chemin jalonné de récits mythiques, évoquant les chevaux nains, leur création, leur disparition. Sur ce fond légendaire, Olson greffe une réalité parfois sordide, entrecoupée de parenthèses de bonheur irréelles, hors monde, qui ne peuvent jamais durer. Paul Corbs découvre peu à peu qu’il s’est engagé sur des voies qu’il ne maîtrise pas mais au bout desquelles il doit aller s’il veut un jour trouver la paix. Jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que quelques-uns à rester, jusqu’à ce qu’ils puisse les observer, serein, et conclure : « Il se sentait seul. Mais c’était une sensation agréable. Il se sentait intérieurement libéré de tout. Et il savait, en même temps, qu’il n’était plus seul, qu’il était au seuil d’un nouveau commencement. Et il pensa, au moment où il s’endormit : la voici, notre fin heureuse ».

Tout au long du texte, Olson se pose comme un guide lointain, pointant du doigt une histoire après l’autre, promenant le lecteur sur le fil d’une épopée fantastique. Etrangement, plus on s’enfonce dans le texte, moins on est sûr de ce que l’on sait, moins on a de certitudes quant à l’univers dans lequel on se meut. Peut-être à cause de tous les déplacements effectués par ses personnages, des jeux incessants autour de la frontière, du brouillage des repères. A moins qu’il ne s’agisse simplement de l’essence même du fabuleux : l’évasion et une transfiguration du monde suivant d’indéfinissables voies.