Premier des trois romans qu’a publié à ce jour Tibor Fischer (son dernier : Le Vase communicant, traduit comme les autres dans l’excellente collection « Nouvelles Angleterres » chez Balland), Sous le cul de la grenouille, avec sa langue délirante, son histoire haletante, son subtil mélange tragi-comique et aussi quelques-unes des métaphores les plus hilarantes qu’on ait jamais lu, faisait et fait encore du jeune écrivain l’une des raisons les plus sûres d’aimer la Grande-Bretagne. Nous sommes en Hongrie, dans les années 50 ; le communisme est en place, solidement boulonné au sol, comme partout à l’Est du rideau de fer. C’est là qu’on suit les aventures de Gyuri Fischer et Pataki Tibor, deux des membres d’une équipe de basket amateur appelée « Locomotive » et qui, de fait, traverse le pays en train (un Pullman « fabriqué sur commande par les chemins de fer hongrois pour la Waffen SS afin de lui faciliter le pillage des œuvres d’art à l’échelle européenne »), toujours à poil (pour une raison oubliée). Grâce au sport, ils échappent aux festivités généreusement ménagées par le Parti à l’attention des camarades : l’usine, une jolie carte et, surtout, l’armée. Toute l’intrigue consiste en réalité, pour Gyuri et ses collègues, à surfer entre ces chausse-trappes, au jour le jour, jusqu’à la révolution de 56 avec laquelle se termine, d’une manière dramatique et inattendue, le roman. La deuxième de leur préoccupations, c’est, forcément, la baise, car comme Gyruri le dit lui-même, « le communisme et la chasteté, c’est trop ».

Dans un style qui touche au génie plus d’une page sur deux, Tibor Fischer instruit le procès d’un totalitarisme qui cumule les défauts : inefficace et violent, certes, mais aussi arbitraire, inorganisé, mégalomaniaque et pour finir parfaitement idiot. « Grâces en soient rendues à ceux qui avaient donné à la Hongrie des idées aussi géniales que celle de l’économie planifiée où vous deviez vous frayer une route en franchissant les barrières par douzaines pour découvrir au ministère le fonctionnaire responsable des obstacles supplémentaires qui vous étaient opposés et découvrir du même coup qu’il était en vacances (…) Vivre conformément aux principes du bolchevisme, c’était aussi bête que de circuler toute la journée avec deux doigts dans le nez. L’Eglise, au moins, vous demandait juste de vous pointer une fois par semaine, mais s’abstenait le reste du temps de vous chercher des poux dans la tête. » Bref, la vie des joueurs de Locomotive, vaillamment entraînés par Hepp (« L’opiniâtreté de Hepp était un des piliers du bon classement de Locomotive en championnat (…) Il se dirigea vers l’arbitre pour débattre des cent huit infractions aux règles d’un bon arbitrage qu’il avait notées en cours de match. A voir l’expression de l’arbitre, Gyuri comprit qu’il n’avait pas réellement idée de ce qu’il allait subir avec l’examen précis, détaillé à l’atome près, de ces cent huit points pris un à un »), n’est pas des plus faciles, malgré un statut de sportif un peu privilégié. Tibor Fischer, lui-même fils de basketteurs exilés, signait là un roman décalé, irrésistiblement drôle et terriblement glauque à la fois, poignant dans le bon sens, bref, un « subtil trésor tragi-comique » (Salman Rushdie). Pressé de tout dire, il est parfois un peu brouillon, mais ce tir au panier du communisme touche irrésistiblement au but et vaut bien trois points.