Le tout nouveau roman de Thomas Pynchon nous rappelle qu’il fait partie de cette famille un peu floue d’auteurs visionnaires, William Burroughs, Kurt Vonnegut Jr., Jim G. Ballard, Antoine Volodine, Don DeLillo, Raphaël Aloysius Lafferty*, qui ne s’embarrassent d’aucun principe de réalité afin de mieux appréhender cette dernière. Il nous rappelle aussi qu’il est l’un des plus insaisissables et des plus grands d’entre eux, et que ses livres se dérobent insidieusement à l’analyse comme son propre personnage. Il déjeune à New York en compagnie de son ami Don DeLillo, mais personne ne le voit. Il porte peut-être un complet brouillé gracieusement prêté par le fantôme de Philip K. Dick, son adresse est connue mais aucun journaliste ne parvient à capturer son image comme si nulle pellicule n’était suffisamment sensible pour l’a-ppré-hen-der.

Et son dernier Roman ne déroge pas à la règle. Mason & Dixon est à la mesure, ou plutôt la démesure de l’attente fiévreuse des grands Voyeurs de l’Oeuvre Pynchon. Il y a d’abord la densité, l’agglutinement des mots qui se lient les uns aux autres tels de petits êtres de mercure, protéiformes et bien vivants. « Mais ce Livre bouge ! Ce Livre respire, comme s’il était relié en peau de Wub ! » s’exclame un Voyeur médusé. Et puis il y a tous ces attracteurs étranges cachés entre les pages pour distordre les phrases, pour faire croire que les choses parfois sont simples et parfois ne le sont pas, sans que l’on sache vraiment quand, ni où, ces affirmations peuvent se vérifier. « Mais ce livre est une Somme, une Débauche d’Erudition ! Un Puits noir de Documentation et d’Exégèse ! » s’exclame un autre Voyeur au bord de la suffocation. Certes, mais la réalité est fractale et Pynchon le sait bien : un instantané à l’échelle 1/1 du monde réel est impossible et pourtant elle serait la seule à approcher une quelconque vérité. Et les Voyeurs de s’interroger : « Ne serions-nous que de vulgaires Adorateurs d’un Dieu imparfait, d’un Dieu qui ne détient qu’une misérable Parcelle de Vérité truquée ? »

Allons ! Pynchon ne décrit pas chaque pierre d’un chemin, chaque atome qui la constitue, chaque quark esseulé, mais il atteint la masse critique du sens où celui-ci bascule et condense l’espace virtuel environnant. Et l’on Voit la pierre et l’on Voit l’atome et l’on Voit le quark. Et le charme opère comme un nœud de vipères noué et dénoué. La morsure de l’auteur instille un poison subtil qui métamorphose l’Histoire en une subtile Uclonie où les signes occultes et les complots assurent les fondations d’une réalité flottante à la dérive de l’inconscient collectif. Tout en traçant une ligne absolument rectiligne de huit mètres de large destinée à séparer le Maryland de la Pensylvanie, Mason et Dixon en effacent une autre, infinitésimale, qui partage la réalité et l’illusion. Un chien qui parle, quelle affaire ? S’il parlait aux chevaux, les pauvres bêtes en seraient toutes retournées, mais Dixon y voit un lien avec la Métempsycose et Mason n’éprouve qu’une simple a-ppré-hen-sion. Tout simplement parce qu’aucune créature prodigieuse, comme les chevaux volants par exemple, ne lui avait encore parlé.

D’autres Entités Etranges, l’Homme Castor, le Canard mécanique qui protège le cuisinier français, les « cinq mutines » qui tourmentent Mason, telles des Sirènes et tous les êtres fantomatiques clonés ou électriques s’inscrivent naturellement dans le récit comme les bêtes fabuleuses rencontrées par Ulysse au cours de son périple. L’Odyssée de Mason & Dixon traverse l’Histoire et le Temps, efface les frontières entre l’Homme et l’Animal, entre l’Organique et le Mécanique, entre la Science et la Fiction. Le Géomètre et l’Astronome tracent une ligne ténue qui sépare deux territoires géographiques mais qui réunit dans l’espace de la fiction le macroscopique et le microscopique, l’infiniment petit et l’infiniment grand en une symphonie baroque à la gloire de la métamorphose généralisée, « grâce à des Potions et des Charmes, en invoquant au-delà des horizons des Esprits qui errent un peu au-dessus de la Ligne, entre le jour et son anéantissement, entre le dénombré et l’inconcevable, -entre la sûreté ordinaire et la ruine toujours solitaire… » Il faut Le lire pour Le Croire.

* Peut-être l’auteur le plus proche de Thomas Pynchon. Injustement méconnu, certains de ses ouvrages ont cependant été traduits en français dans les années 70-80. Trois d’entre eux sont encore disponibles : Annales de Klepsis et Lieux secrets et vilains messieurs (Denoël) et Autobiographie d’une machine Ktistèque (Robert Laffont)