Qui se souvient de l’album Wobbly blood, véritable « morceau de bravoure » et retour aux sources de Théo Hakola… Sur sa propre histoire familiale, tout d’abord fantasmée, mais se révélant en fin de compte étonnamment sincère. Au gré des mélodies, on y retrouve, entre autres, ses grands-parents, émigrés finlandais exilés à Spokane, et les conflits sociaux soulevés par les mineurs endurcis de la fin du XIXe. Les fantômes de Wobbly blood hantent La Route du sang, qui emprunte également à l’album Overflow les grandes tirades de la « chanson du Zorro andalou », dont Hakola fit une véritable performance théâtrale.

Le héros de cette fable aux allures de fresque historique, Jaska Jumppanen, va recréer les liens, au-delà de leurs aventures solitaires, entre le gentil môme Peter, son arrière-grand-mère Pirjo engrossée par l’inquiétant Bill Haywood, Hannah la syndicaliste new-yorkaise trop amoureuse du bourbon, ou l’indolente Valentine.

Enfin, le plus étonnant et non moins caustique épisode de ce roman revisite le mythe de Zorro. Même cette haute figure légendaire se vautre dans le ridicule, quand on sait qu’il n’est autre que Miguel Angel, fils d’un grand propriétaire terrien et franquiste du nom d’Escobar, faible et ivrogne, mais également premier compagnon des jeux sexuels de sa sœur Esperanza (« C’est un buveur minable et un froussard hédoniste dont la métamorphose en Zorro -l’hybride malheureux d’un Che Guevara de pacotille et d’un Torquemeda version athée (et puis Gaston Lagaffe pour ce qui est de l’ineptie)- semble relever avant tout d’un réflexe schizophrène de honte »).

Manifestement, son poste de secrétaire du Comité Américain pour l’Espagne Démocratique et d’enseignant de la guerre civile espagnole dans les années 70 ébranla les utopies de Theo Hakola. Les histoires de chacun perdent leur étanchéité pour se fondre dans une pseudo saga familiale où le protagoniste principal est l’unique interlocuteur d’une famille finno-américaine un peu bancale, peu banale.

Hésitant entre rêve et souvenir, Théo Hakola est un arpenteur de l’imaginaire : de l’imaginaire de Peter, le gamin chevillé à une Amérique puritaine où prononcer « merde de Jésus » mène tout droit en enfer… mais surtout de Jaska, soldat par hasard en pleine guerre civile espagnole, embourbé dans une histoire passionnelle trempée de syndicalisme industriel et d’alcool frelaté, ou vieil écrivain avorté et solitaire s’ennuyant dans un atelier d’artiste d’un Paris désenchanté. Il en profite ainsi pour évoquer la brutalité du désir, la frénésie de la guerre et le radicalisme syndicaliste, impasses dans lesquelles la civilité s’égare et la nature reprend ses droits par des chemins détournés et libidineux.

La Route du sang se délie au fil d’une langue qui réinvente le monde à tout instant, où les étendues américaines verdoyantes laissent place à la terre brûlée de l’Andalousie, où les bonbons collés au fond des poches sont troqués pour des baïonnettes encore rouges du sang de l’ennemi. De ces lambeaux de vies écrits au gré de la fantaisie et de la mémoire de l’auteur, surgissent la noirceur d’âme, les émotions violentes, les situations cocasses qui flirtent avec la dérision. C’est une rythmique irréprochable et rageuse, ponctuée de sursauts poétiques (« Quand les anges renverseront leurs coupes de colère / Quand le sang gonflera les fleuves / (…) Quand l’ardente Absinthe, l’étoile amère / sera tombée pour infecter les eaux… »), où l’ombre de Carson McCullers et de son Coeur est un chasseur solitaire rôde sans conteste. Il ne s’agit plus de croire ou de ne pas croire ce qu’il nous raconte, mais de nous laisser séduire par les frasques excentriques d’une « road-story  » familiale.