Pas de personnages excessivement torturés ici, ni paumés en vadrouille sur les routes américaines ni grands brûlés de l’âme traumatisés par leurs souvenirs du Vietnam : c’est aux membres d’une famille américaine moyenne que Stewart O’Nan a consacré les 700 pages de cette fresque admirablement construite, en suivant jour après jour (sept grands chapitres, du samedi au vendredi) une semaine de retrouvailles multigénérationnelle dans leur maison des bords du Lac Chautauqua. L’histoire tient en quelques mots : grand-père Henry vient de mourir, grand-mère Emily décide de vendre le cottage campagnard où la famille passe ses vacances d’été depuis des lustres ; elle convoque ses enfants et petits-enfants sur place pour une ultime semaine de bonheur familial, leur demandant de choisir chacun une liste d’objets qu’ils souhaitent récupérer. Kenneth, le fils, vient avec sa femme, ses deux gosses, ses petits problèmes d’argent et ses ambitions artistiques contrariées (il aimerait faire de belles photos mais s’y prend visiblement très mal) ; Margaret, la fille, vient seule avec ses deux enfants, son mari l’ayant récemment quittée pour une écervelée plus jeune qu’elle et, surtout, mieux dotée par la nature. Le clan est au complet, O’Nan peut passer à l’action : minutieusement, avec un sens du détail et une patience prodigieux, l’écrivain passe de personnage en personnage pour scruter les âmes, sonder les grands malheurs et les petits bonheurs, rendre compte de la mélancolie qui se saisit de ses héros à l’idée que le cottage va être vendu avec tous leurs souvenirs à l’intérieur, laisser affleurer les contrariétés et les déceptions, attendre le moment lors duquel ils rentreront à l’intérieur d’eux-mêmes pour faire le bilan de leur existence et en apprécier la réussite ou l’échec.

Le romancier n’oublie rien ni personne : le foirage radical du mariage de Margaret (avec la cure de désintoxication alcoolique qui va avec), le sentiment de vacuité de la femme de Kenneth, les rêveries de leurs enfants de onze ans (deux gamins scotchés à leur Game Boy), l’attirance amoureuse incontrôlable d’Ella (la fille de Kenneth), quatorze ans, pour sa cousine Sarah (la fille de Margaret), la volonté de contrôle un brin tyrannique de la grand-mère. En guise de respiration, pour sortir de temps à autre son lecteur des murs du cottage et de l’ambiance parfois pesante de la famille, O’Nan ménage un semblant d’intrigue policière (la serveuse d’une station-service toute proche a disparu) qui ne mènera d’ailleurs à rien ; l’essentiel tient dans les menus événements d’un quotidien qu’il décrit avec un grand luxe de détails (pluie qui tombe, plongeons dans le lac, partie de tennis, excursion au golf, passages à la salle de bain, préparation collective du dîner et jeux bruyants des deux cadets). De là le sentiment partagé du lecteur, à la fois irrésistiblement happé dans l’intimité de cette famille qui n’est pourtant pas la sienne et volontiers porté à se demander si l’écrivain n’en fait pas trop (on se le disait déjà à la lecture du magnifique et chiantissime Un Monde ailleurs) : O’Nan ne recule devant aucune longueur, fixe son regard sur les micro-événements les plus infimes, rapporte les conversations et les gestes de chacun avec la conscience professionnelle d’un greffier de tribunal. Son admirable virtuosité et sa parfaite maîtrise de la construction empêchent qu’on s’ennuie une seule seconde, mais Nos plus beaux souvenirs laisse malgré tout l’impression d’une toile aux dimensions délibérément excessives, comme si le romancier avait voulu forcer l’éloge convenu du lecteur à l’égard d’un monument sur des thèmes universels. Un beau livre, certes, mais qui joue peut-être trop au « grand roman » pour convaincre absolument.