Le genre aphoristique suscite d’emblée un sentiment de méfiance -méfiance spontanée envers celui qui prétend rivaliser avec un Pascal ou un Nietzsche ; méfiance aussi vis-à-vis de la forme même, très ambitieuse, et de ce fait particulièrement vulnérable. Certes, elle présente l’avantage d’aller à l’essentiel, de ne pas dénaturer la pensée pure, ni de la noyer dans une construction romanesque parfois superflue. Mais l’aphorisme exclut ainsi la médiocrité ; il exige même, pour être justifié, une certaine fulgurance. Stanislaw Jerzy Lec ne s’est probablement pas embarrassé de ces considérations un peu paralysantes en se risquant à ce type de sentences ; il n’a pas eu tort, puisque ce sont ses Pensées échevelées, parues en 1957, puis régulièrement augmentées jusqu’à sa mort en 1966, qui ont fait sa renommée.

Juif polonais né à Lvov en 1909, issu d’une riche famille vienno-galicienne, Lec étudie le droit et la littérature. Il sera interné dans le camp de concentration de Ternopol en 1941, dont il s’évadera deux ans plus tard grâce à sa connaissance de l’allemand. Après la guerre, il émigrera à Vienne, puis en Israël, pour regagner la Pologne en 1952. L’écrivain est traditionnellement présenté comme héritier de l’autrichien Karl Kraus (1874-1936), dont il perpétue l’écriture aphoristique et l’amère ironie. Qui dit aphorisme dit adage, dicton, lieu commun. Dans ses Pensées échevelées, Lec, qui aime jouer avec le bon sens et les superstitions populaires, sait parfois merveilleusement s’emparer des clichés, pour les détourner, les mettre face à leur propre contradiction, ou au contraire pour rendre hommage à leur justesse, s’il y a lieu. C’est par ce biais de la maxime, tantôt dans sa version philosophique, tantôt dans sa forme vulgaire, que l’auteur aborde tous les grands thèmes existentiels, de manière cynique (« Exploitation de l’homme par l’homme ? Donc, elle est humaine »), provocatrice et brillante, mais aussi avec une réelle gravité. Son principal tourment concerne la liberté, plutôt le peu de liberté dont jouissent -ou que s’octroient- les hommes. Lec s’élève en permanence contre toute forme d’asservissement, qu’il soit imposé par un régime politique autoritaire, une religion, une pensée dominante, ou que l’homme se l’inflige à lui-même par ses propres vices, ou par de fausses valeurs. Lui a choisi la liberté, de ton, de forme, de pensée. Il dénonce tout un système politique, celui auquel il est soumis, par une courte et incisive proposition : « les analphabètes sont obligés de dicter » ; il ironise sur la vanité humaine : « Etrange animal que l’homme. Parfois condamné aux travaux forcés à casser des pierres dans une carrière, il n’oublie pas de se choisir un bloc de granit pour sa future statue » ; il milite contre les impostures de tous ordres, ici en matière artistique (impostures dont nous savons encore si bien être les victimes consentantes !) : « J’ai connu quelqu’un qui avait l’oreille si incroyablement fausse que, s’il l’avait étayée par une théorie, il occuperait à coup sûr une position capitale dans l’histoire de la musique. »

Les Pensées échevelées oscillent constamment entre sérieux et dérision avec plus ou moins de talent par moments, mais on peut pardonner quelques faiblesses à Lec, qui ne perd jamais son sens aigu de l’humour et de l’absurde, même en ce qui le concerne (« Je n’écris que des œuvres de circonstance : sur la vie »). Nous ne nous conformerions probablement pas au choix d’Umberto Eco qui, sur cette fameuse île déserte où l’on n’a droit qu’à un seul livre, emporterait les Pensées échevelées, mais l’on suivra volontiers son conseil : « C’est un livre dont toute personne civile et réfléchie devrait lire au moins trois ou quatre lignes chaque soir avant de s’endormir (si elle le peut encore). »