Serge Joncour ne craint pas d’avoir de l’imagination et de l’humour, et c’est avec une certaine fraîcheur qu’il échappe à cette tentation si bien partagée du nombrilisme désabusé et du cynisme, qui peuplent la littérature contemporaine d’univers finalement très étriqués. Il nous propose donc un voyage, pas vraiment lointain, et pourtant exotique en son genre.

Les Combi, famille de poissonniers installée sur la Côte d’Azur, ont fondé leur réputation sur une imposture, celle de leur identité. Ils se prétendent immigrés italiens, issus d’une « lignée de rebelles » qui auraient fui le fascisme, quand leurs ancêtres, Bretons de pure souche, n’ont en fait pris la mer que pour échapper à l’impôt et au redressement fiscal. L’évasion elle-même n’est pas glorieuse : l’objectif était le cap Horn, mais les aïeux, piètres marins, l’ont confondu avec le rocher de Gibraltar.
Qu’importe, ils sont fiers de leur généalogie d’adoption au point de souhaiter rédiger une brochure publicitaire retraçant l’histoire héroïque de la maison. C’est le narrateur, seul fils un peu lettré de la famille, qui a la charge de cette mission, insurmontable à ses yeux. Il sera donc ravi de voir s’installer un prix Nobel de littérature (rien que ça !) dans l’hôtel que nos pêcheurs approvisionnent en poisson.

C’est de cette improbable rencontre de deux mondes, voués a priori à se côtoyer sans jamais se toucher, que naît la farce. Une farce tout en finesse, avec tout ce que le genre peut receler de quiproquos, duperies, drôleries, mais aussi de justesse. Les chapitres, courts, habilement construits, pourraient constituer une succession de saynètes autonomes. Il y a celui qui trahit la légende des Combi ; celui où l’on vit le quotidien d’une famille de poissonniers, chez qui le vendredi, c’est carpaccio ; celui aussi sur l’odeur, tenace et repoussante, que le poissonnier traîne partout avec lui ; il y a encore la scène de la pêche en mer avec le Nobel et sa femme, ou bien celle, mémorable, du dîner des Nobel chez les Combi. Le ton navigue constamment entre ironie et tendresse, la langue est riche, et Joncour se plaît à filer régulièrement, avec ténacité et créativité, la métaphore marine. C’est d’une poésie souvent prosaïque, lieu de joyeuses trouvailles argotiques. La mer ne s’écrit jamais en trois lettres, et l’on passe indifféremment du presque trivial « grand jus à sel » à l’image toute simple de « l’élément », après des détours par « l’ondulant », « la sauce à Neptune », ou encore « la soute à Poséidon ».

Pourtant, le sujet -un vaste malentendu- est plutôt grave. C’est un peu sans y croire que l’on voit nos poissonniers et le Nobel se lier d’amitié. La méprise est flagrante. L’écrivain est là en entomologiste, fier de frayer avec ces gens simples et authentiques, sur lesquels il porte un regard esthétisant et agaçant, tandis que le père Combi, peu sensible aux spéculations intellectuelles de l’auteur, attend surtout de lui un travail de publicitaire, susceptible de faire grimper son chiffre d’affaires. Chacun est là avec ses propres préoccupations et ses intérêts, chacun cherche à tirer profit de l’autre, hormis le personnage décalé du narrateur. Une fois de plus, ce sont les plus faibles qui y perdent. Cette fiction, loufoque et gaie, dresse un triste constat, celui de l’impossible rencontre entre les mondes.