Lorsqu’on lui demande, Harry Trellman, le narrateur d’Une affinité véritable, se définit comme « un bon observateur » qui vit « à Chicago (…) en semi-retrait ». Et d’ajouter, mystérieusement : « Mais je me garde bien de dire quelle est ma partie ». Du reste, Harry Trellman est aussi « un bon connaisseur de l’Orient » et c’est en cette qualité qu’à son retour à Chicago, après cinq années en Extrême-Orient, il s’agrège a un « cercle de gens singuliers », au premier rang desquels figure Sigmund Adletsky, vieil homme au regard d’aigle et à la richesse insondable. Adletsky prend Harry en affection, lui proposant de faire partie de son brain-trust. Apparaît alors Amy Wustrin, femme de quarante ans en qui Harry a investi un demi-siècle de sentiments, un demi-siècle « de fantasmes, de spéculation et d’obsession, de conversations imaginaires », et l’on comprend qu’Harry, tout auréolé de son nouveau statut de conseiller en « questions de goût « ,n’en pince que pour elle : Amy, l’objet de son affinité véritable.
Saul Bellow est passé maître dans l’art du portrait intérieur. Il crée ici un narrateur à son image.

Le récit est dense, et ne s’attache à rien : il navigue au gré de situations insolites, comme dans cette salle de bain où Madge, l’épouse du multimillionnaire Heisinger, propose à Amy de s’associer pour monter une lucrative affaire de liste de divorce. Ou comme dans ce cimetière où Amy et Harry se retrouvent autour de la tombe de celui qui fut le mari de l’une, et l’ami de l’autre, et qui se fit enterrer auprès de sa belle-mère.
De ces personnages, ces « produits ordinaires de notre démocratie de masse, sans contribution particulière à faire à l’histoire de l’espèce, satisfaits d’entasser de l’argent ou de séduire des femmes (…), vivant sur des idées élimées, sans beauté, sans vertu, sans la moindre indépendance d’esprit », Harry dresse des portraits qui oscillent entre le cinglant et l’attendris, le passionnel et le raisonné. Pourtant, malgré la finesse des analyses psychologiques et l’élégance (un peu blasée) de certains traits d’esprit, ce récit agace plus qu’il ne séduit, et oublie l’essentiel.

Car l’impression que laisse ce livre est, précisément, de ne jamais réussir à nous intéresser à la « vie intérieure » de ses protagonistes. En dehors d’Harry et d’Amy, qui s’acheminent vers la conclusion logique de leur affinité véritable, le récit de Saul Bellow se fige sous les dorures des plafonds et les « parois capitonnées de cuir » de salons où se tiennent, détachées de toute contingence matérielle, des conversations de spécialistes du genre mondain. Les personnages n’existent qu’en marge du monde : libérés des contraintes matérielles, ils n’ont plus à se soucier du pouvoir qu’ils détiennent, ni d’ailleurs de rien d’autre. Harry les observe, les scrute, les décortique, « observateur de première classe » que la proximité des riches ne corrompt jamais. Mais la position d’Harry et l’intérêt même de ce récit fuyant, restent ambigus.

D’un amour longtemps dissimulé, Harry fait tout un plat. Ses réflexions sur « la seule qui [lui] tienne réellement à cœur » relèvent plus du sous-entendu banal que de la confession intimiste. En refermant ce livre, on reste perplexe. Et l’on aura peut-être envie de relire Gatsby le Magnifique. Francis Scott Fitzgerald a lui aussi décrit les puissants, « heureux et damnés ». Il inventa Gatsby, personnage de dimension universelle, unique en littérature, car profondément, désespérément humain. Les personnages de Bellow, immortels et invincibles, murés derrière leurs regards d’acier, ne nous touchent pas. Bellow s’est tout bonnement fourvoyé dans ses affinités.

David Boratav