La Terre sous ses pieds n’est pas à proprement parler le meilleur roman de Salman Rushdie. Mais enfin, il s’en est fallu de peu. Ceci n’en fait pas un chef-d’œuvre pour autant (bien que la quatrième de couverture, faite pour allécher le chaland, le laisse à penser : « un des romans majeurs de la décennie », etc., etc. -toujours instructif de lire ces choses-là…). Donc, si l’on omet les digressions infinies et parfois franchement lassantes, les considérations historiques n’apportant pas grand chose à l’intrigue, Salman Rushdie vient de mettre à disposition, sur les étales, un solide roman. Dans ce flot d’informations disséminées (sur le rock business, sur sa vie de semi-clandestin depuis dix ans), chacun peut tenter de s’y retrouver, boussole dans une main (l’auteur passe de Bombay à Londres, de Londres à New York, villes ouvertes, peuplées de migrants, pour les trois actes de sa dramaturgie), dictionnaire dans l’autre. Car Salman Rushdie ne se prive jamais d’accumuler les données, jouant sur différentes tonalités, mélangeant les genres, usant d’à peu près tous les motifs de la création littéraire -sans qu’ils accaparent tous notre attention avec la même force-, quitte à égarer le lecteur, ou à lui procurer une indigestion. C’est son côté démiurge, magicien : « je vais vous montrer les temps futurs, quelle sera notre identité à venir ». Cela en fait-il un roman « total » (c’est son ambition) ? Rien n’est moins sûr.

Après un premier chapitre remarquablement tenu, déboulant à toute vitesse (on regrette que tout ne soit pas de la même teneur), le lecteur est amené à suivre l’itinéraire, raconté par le photographe Raï, narrateur de cette folle histoire, de deux amants se vouant un amour « surhumain », Ormus et Vina, stars du rock depuis les années 60. Le dispositif est clair : de l’ascension à la chute des personnages, en passant par les micro-histoires annexes centrées sur le grand cirque rock, c’est l’ombre d’Orphée, revu et sévèrement corrigé par Salman Rushdie, qui plane. Et c’est Eurydice, dont la mythologie ne nous apprend pas grand chose, qui se trouve au cœur de l’œuvre. Tout nous ramène à elle. De même, le rapport de la mort à l’art (et inversement) constitue sans aucun doute la matrice du livre. Il ne va pas sans une certaine grandiloquence, mais l’essentiel est là : une prose soyeuse, claquée sur la musique (country, rock, soul) des artistes qui parcourent ces quelque 500 pages (Presley, Dylan, les Beatles, les Stones…). Ce qui fait de La Terre sous ses pieds un roman polyphonique, tout droit sorti d’une imagination débridée, et qui peut tour à tour fasciner le lecteur… ou le laisser sur sa faim.