Ryszard Kapuscinski n’appartient pas à cette race confuse des politologues et conférenciers passant leur temps à évaluer le monde le cul posé chez eux ou dans les cénacles des rédactions ; quand ils ne participent pas au cirque de la fiction télévisée. Par conséquent, il a moins de chances de se tromper en abordant un sujet. Mille voyages l’ont amené à parcourir l’Occident et l’Orient. En 1939, son chemin s’arrêta en Russie. Le reportage -il serait plus juste de parler de voyage initiatique- Imperium pouvait commencer. Depuis cette date, en effet, il a sillonné l’ensemble du pays, notamment comme correspondant de guerre. Les vastes plaines pas plus que les multiples barrages rencontrés (les révoltes, les émeutes ou plus modestement l’administration) n’ont entamé sa motivation pour comprendre cet empire paradoxal ayant depuis longtemps donné tous les signes de l’effondrement. C’est cette histoire, celle d’un chaos annoncé, qu’il nous conte dans ce chef-d’œuvre dans lequel se confond récit, témoignages recueillis, sa propre culture artistique et ce qui manque trop souvent aux deux-trois personnes exerçant encore cette profession de reporter (ne pas les confondre avec ceux mentionnés plus haut), à savoir l’intuition. Dès les premières lignes nous voilà immergé dans une œuvre polyphonique laissant entrevoir, à travers les heurts de l’histoire (des tsars à la chute du mur de Berlin), les métamorphoses à venir.

« La Russie, c’est d’un côté, un espace immense, sans limites, de l’autre, une dimension si écrasante que l’on y suffoque et que l’on y manque d’air. » Les héros de Dostoïevski rencontrent ceux de Tourgueniev, circulant sur cette terre sans y trouver de raison ni de loi. J’ouvre une parenthèse pour dire que cette leçon n’a pas toujours, et quel que soit le régime, été entendue par nos « intellectuels ». Il suffit pour cela de se souvenir avec quel entêtement ces régimes ont été, d’une façon ou d’une autre, et continuent à être soutenus. L’Occident « en a peur », comme le souligne non sans malice Ryszard Kapuscinski. Entre la main mise sur la politique par des personnages fantoches (et le déplacement actuel du pouvoir réel entre les mains de mafieux ou de politiques sans scrupules -un pléonasme, pardon) et la réalité sociale, avec son lot de misères volontairement entretenues, nous assistons à la description minutieuse de l’impuissance d’un pays à se réaliser après avoir vécu une ère « glacière ». Mais aussi à cette période de transition, débutée au milieu des années 80, loin d’être achevée, et qui « ne fait qu’accentuer l’écart entre le temps de la culture matérielle et celui des événements politiques ». Le reste, tout le reste (ce livre est fondamentalement l’exact inverse de ce que produisent les médias, c’est-à-dire un doux mensonge), est de la même teneur. L’excellence y côtoie quelque chose qui, de manière effrayante parfois, s’approche au plus près de la vérité.