Voici longtemps qu’on n’avait plus lu de nouvelles de Russel Banks (depuis L’Ange sur le toit, paru en 2000, traduit l’année suivante). Un membre permanent de la famille vient rappeler combien il excelle dans le genre : les textes sont rapides, incisifs, et nous promènent de l’Etat de New-York à la Floride, notamment à Miami, « ville sexy », refuge des « oiseaux des neiges ». On y croise un ancien marine trop orgueilleux, des chiens fidèles, des divorcés, des veuves, des artistes et des employés, des entrepreneurs et des toxicomanes. C’est un portrait de l’Amérique par la petite porte qui sonne impeccablement juste. Les convictions politiques de Banks, par ailleurs, ne sont jamais très loin : « Maintenant qu’on l’a filmée pour la télé, elle a accédé à un autre niveau de réalité et de pouvoir, un niveau plus élevé que le leur. » Cela n’empêchera pas Ventana Robertson, prisonnière d’un car park, de se faire attraper par un pitbull aussi « féroce que laid », qui la fera renoncer à ses idéaux : « Maintenant, fini ce blabla de gauche. Maintenant, elle souhaiterait vraiment avoir un pistolet pour abattre ce chien ». Des envies, des désespoirs, des attentes, des souvenirs : voilà le terreau de ces histoires, qui ont en commun la relative impuissance des héros à changer le cours des choses, ou à ralentir celui du temps. Les personnages de Banks sont fragiles, vulnérables, y compris dans leur arrogance, leurs envies, leurs élans. Ils jouent sur un fil au bord de rompre, imprévisibles et ordinaires. Croqués sur le vif, ils divorcent, meurent, oublient, s’oublient. Il y a dans cette middle-class fatiguée beaucoup d’abandons, de solitudes, de regrets, des non-dits qui pèsent, des absences remarquées, des envies inabouties. Beaucoup de silences. Les textes de Russel Banks sont empreints d’une forme de nostalgie triste ; ils sonnent juste parce qu’ils sont simples, sans fioritures ni faux-semblants. Un couple en camping-car sur la plage. L’attente dans un aéroport. Le bar d’un casino dans une réserve indienne. Des temps courts, des clichés rapides de l’Amérique d’aujourd’hui. Rien de plus qu’un rêve confronté à ses contradictions, mais tellement bien raconté. Chez Banks, la main ne tremble pas, ou seulement à dessein. Rencontre avec un maître de la patience.

Chro : Un Membre permanent de la famille est votre sixième recueil de nouvelles. Ça faisait longtemps, non ? Pourquoi être revenu à cette forme ? 

Russell Banks : Depuis 2000, je n’ai en effet écrit que des romans. Mais c’est long à écrire, un roman, c’est éreintant. Quand j’ai terminé le dernier, j’étais sur les rotules. J’ai décidé de revenir à la nouvelle car pour moi, il s’agit d’un travail radicalement différent. Le langage est le même, il y a des phrases, des dialogues – mais en vérité, tout change. Ce qui est mis en jeu, c’est une relation différente à la forme, presque poétique. Une nouvelle n’a évidemment rien à voir avec un roman condensé. J’ai écrit ces nouvelles l’une après l’autre, douze en un an. C’était une expérience agréable, assez rafraîchissante à vrai dire. Peut-être que je ne vais plus faire que ça, maintenant. (Il rit). J’ai 75 ans, écrire un roman me prend trois ans en moyenne, combien est-ce que je peux en sortir encore ? Faites le calcul.

Ce qui est mis en jeu dans la nouvelle, c’est une relation différente à la forme, presque poétique. Une nouvelle n’a rien à voir avec un roman condensé.

Vos nouvelles ont pour cadre soit les environs de Miami, soit le Nord de l’Etat de New York. Il semble que vous partagiez votre vie entre ces deux endroits. Sont-ils pour vous une source d’inspiration ? 

Je passe en effet les six mois les plus chauds dans l’Etat de New York, dans un petit village du Nord, et le reste, de novembre à mai, à Miami Beach. Ce sont deux lieux très stimulants pour mon imagination, et naturellement très différents. J’adore Miami : une ville pleine de contrastes, pluriethnique, un melting pot culturel, une ville pleine de rudesse aussi, mais tellement inspirante. Le contraste avec la population blanche et très homogène de Keene, dans l’Essex, est saisissant. Je porte ces deux endroits en moi, désormais, je les emmène où je vais. Quand j’étais plus jeune, je n’arrivais pas à me dissocier dans l’écriture de l’endroit où je vivais. Je peux dorénavant écrire une histoire qui se passe en Floride, par exemple, alors que je me trouve dans le Nord.

Quel est le point de départ pour l’écriture d’une nouvelle ? A quoi ressemble l’étincelle initiale ? 

Se lancer dans une nouvelle, c’est comme ouvrir une porte. J’ignore ce qu’il y a derrière mais j’ai très envie de le savoir. Le point de départ, ça peut être n’importe quoi. Un personnage, un article, une conversation que j’ai entendue. Quand je commence, je n’ai qu’une vague idée de la façon dont l’histoire va se terminer. Et puis, au fur et à mesure que je progresse dans l’écriture, les options se réduisent.

Se lancer dans une nouvelle, c’est comme ouvrir une porte. J’ignore ce qu’il y a derrière mais j’ai très envie de le savoir.

Pouvez-vous donner un exemple ?

Prenez la nouvelle « Blue ». J’avais lu un récit similaire dans un journal : une femme bloquée dans un parking, la nuit, qui appelle une chaîne de télé locale pour s’en sortir. Mais la femme était blanche, dans l’article. Quand j’ai commencé à écrire, je ne savais pas qui était mon personnage à moi, ni comment ça allait se terminer pour elle. Evidemment, le fait qu’elle soit noire s’est révélé très important. Je voulais que les gens de la télé viennent, mais pas qu’ils la sauvent. Dans une prison de haute sécurité où j’animais un atelier d’écriture, j’ai fait lire ce texte à une vingtaine de détenues, toutes noires, et elles ont toutes acquiescé : « j’ai connu cette situation », m’ont-elles affirmé. C’est comme ça que ça se passe. 

Certains de vos romans sont émaillés de scènes de violence redoutables. Vos nouvelles paraissent plus calmes, presque apaisées. Comme si vous aviez choisi un mode mineur dans ce recueil. 

Dans une nouvelle, on vit dans l’intimité des personnages. Les détails les plus minimes peuvent prendre beaucoup d’importance. L’expérience est morcelée, tout se joue en un éclair. Je pense que ceci explique en partie cela. 

Autre trait récurrent : l’honnêteté de vos personnages. Pour la plupart, ils assument leur situation et font preuve d’un indéniable courage. En tant qu’auteur, êtes-vous parfois surpris par leurs réactions, ou estimez-vous qu’elles sont l’expression de votre propre sens moral ? 

Ce que les personnages choisissent de faire… Eh bien, j’aime à croire que je ferais le même genre de choses. Dans mon premier texte, l’ancien Marine prend une décision assez radicale parce qu’il est à cours d’idées, à cours d’options : comme moi en écrivant, en fait. Cet homme épargne à ses enfants la nécessité d’arrêter leur propre père. Je ne sais pas si je serais courageux à ce point. Bon, peut-être que c’est pour ça que je n’ai jamais braqué de banque (rires).

Il y a un sentiment de solitude dans certaines de vos nouvelles. Pensez-vous que ce soit un mal grandissant dans nos sociétés ? 

Sans doute. Je ne suis pas quelqu’un de solitaire. Je suis marié depuis longtemps, j’ai des enfants, des petits enfants, une vie sociale très active. Mes personnages se trouvent dans des situations différentes, certains sont très seuls, oui. Ce n’est pas réfléchi.

La figure du chien est l’un des éléments récurrents de vos textes. En avez-vous un vous-même ? Que représente cet animal à vos yeux ?

J’ai eu une chienne pendant treize ans. Elle est morte il y a quelque temps, un peu comme dans la nouvelle « Les Outer Banks » que j’ai écrite avant. Mais ma femme et moi n’avons pas enterré notre animal : nous l’avons fait incinérer. Les chiens se sont invités dans mes histoires. Je n’en avais pas réellement conscience au moment où je les écrivais. Le chien est le symbole de l’amour inconditionnel. Tout ce qu’il vous demande, c’est que vous le laissiez vous aimer. Dans nos rapports avec les autres, nous avons tendance à nous restreindre, à nous retenir. Avec un chien, cette pudeur devient inutile : il est permis de devenir complètement idiot et sentimental. Mon père était comme ça. C’était un homme dur mais, si vous lui racontiez une histoire de chien, il pouvait fondre en larmes.

Le chien est le symbole de l’amour inconditionnel. Tout ce qu’il vous demande, c’est que vous le laissiez vous aimer.

La plupart de vos personnages sont assez âgés. Leur vie est figée, leurs choix sont minimes. Est-ce ainsi que vous voyez la vieillesse ? 

Comme je l’ai dit, j’ai 75 ans, et c’est un fait : les possibilités se réduisent. Tout ce que je fais a plus d’importance, plus d’intensité qu’auparavant, semble-t-il. Lorsque j’écris, c’est assez naturellement que je m’intéresse aux gens de mon âge. Je faisais pareil quand j’étais plus jeune.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? 

Je rédige une préface pour une réédition du Beloved de Toni Morrison. Je donne des cours. J’écris des scripts, aussi. Plusieurs de mes romans sont en cours d’adaptation pour le cinéma. L’un d’entre eux sera réalisé par Debra Granik, et j’en suis très heureux. Pour le reste (Continents à la dérive, notamment), nous sommes moins avancés…

Un membre permanent de la famille, de Russell Banks (Actes Sud)