Paysage d’apocalypse pour conte moral : d’un étrange phénomène climatique, l’italien Rocco Carbone fait le détonateur de la désagrégation d’une communauté humaine et, dans un récit d’une grande simplicité, le facteur de la mise en jeu des bases mêmes de la vie sociale. Une petite ville calabraise coincée entre mer et montagne se réveille, un lundi de mars, sous un ciel anormalement jaune : « un ciel bas et hostile », accompagné d’une chaleur inhabituelle pour la saison, dont commence bientôt à tomber une fine et régulière pluie de sable. Un manteau de poussière recouvre peu à peu les toits et les rues, obligeant les habitants à se confiner dans leurs appartements et réduisant rapidement les possibilités de communication à néant. Impuissants ou lâches, le gouvernement et les autorités militaires ne peuvent qu’inciter la population à plier bagage. Une grosse moitié de la ville s’enfuit donc, laissant derrière elle une minorité de sédentaires plus ou moins décidée à croire que la crise n’est que provisoire et que tout rentrera bientôt dans l’ordre. L’avenir leur donne tort : la cité, totalement coupée du monde extérieur et étouffée par cette pluie de sable qui n’en finit plus, est désormais livrée à elle-même. Les réflexes de solidarité et d’entraide spontanée nés dans les premiers jours s’érodent au fur et à mesure que la peur croît : la raréfaction des vivres et des moyens de subsistance les plus élémentaires génère des comportements marginaux et légitime les pillages et les viols organisés par des bandes criminelles. « L’urgence devint un état permanent, où, une fois envolé l’espoir d’un changement rapide, l’aide mutuelle laissa la place à l’égoïsme de tout un chacun. Les actes de violence se multiplièrent aux dépens des plus faibles. »

En suivant les destins d’une poignée de personnages sciemment archétypaux (un médecin, un prêtre, un père de famille, un jeune couple… ) dans cette ville assiégée transformée en enfer collectif, l’écrivain dévoile la fragilité des conventions sur lesquelles s’édifient nos civilisations ; ce roman d’une sobriété et d’une économie rares quoique imparfaites, sous couvert d’allégorie fantastique, en revient en définitive avec un appétit de destruction sans limites aux questions premières de la philosophie politique. Loi et morale, ethos et ego sont les grands thèmes de ce texte dans lequel, entre le Ravage d’un Barjavel et le Retour du chasseur d’un James Gressier, il mêle fable et cauchemar pour éprouver la force des préceptes qui guident notre vision du monde et de l’homme. Si les tirades du père Retez auraient parfois pu être un rien moins démonstratives (« Pour faire vraiment le bien, il fait être responsable. Assumer la responsabilité, celle qui nous permet d’aider notre prochain. Ne pas juger, mais agir en choisissant uniquement les moyens et les fins de cette action »), la fin du récit, magistrale, donne une nouvelle dimension à la réflexion de l’auteur en installant un discret parallèle avec l’univers concentrationnaire. « Je ne parle pas de notre capacité de résistance. Non, je parle d’autre chose. Combien de temps penses-tu que nous pourrons résister sans avoir honte de nous ? » Les maladresses du style, dont la sobriété tire parfois vers la solennité (voire vers l’emphase), n’altèrent pas la force de ce roman moins original que parfaitement et efficacement conçu, encore qu’il se démarque très largement d’une production littéraire contemporaine bien incapable d’envisager pareils thèmes.