David Vann doit beaucoup aux éditions françaises Gallmeister. C’est en effet avec la publication en 2010 de Sukkwan Island (prix Médicis étranger, ventes à six chiffres) que sa carrière décolle pour de bon, aux Etats-Unis et ailleurs. Trois romans plus tard, le natif d’Alaska, à l’histoire personnelle plus que tourmentée, occupe une place à part dans le paysage littéraire. Obsédé par la déréliction des valeurs, l’éclatement de la cellule familiale et l’aveuglement religieux, trop cruel et lucide, sans doute, pour endosser la tunique de l’humaniste bon-teint, il fait paradoxalement preuve, comme s’il n’était pas tout à fait de leur monde, d’une compassion mutique, quasi antédiluvienne, pour ses personnages privés de repères. On le retrouve en cette rentrée avec deux nouveaux livres, toujours chez le même éditeur, dans des traductions de Laura Derajinski. Goat Mountain, pour commencer, est l’histoire d’un garçon de 11 ans qui, lors d’une partie de chasse en famille, tue accidentellement un braconnier. Problème : il ne ressent strictement rien. A mettre en parallèle avec le parcours, bien réel celui-ci, de Steve Kazmierczak, héros du deuxième livre, Dernier jour sur terre : le 14 février 2008, cet Américain de 27 ans a abattu 5 personnes dans son université, en a blessé 18 autres, puis s’est donné la mort. Le drame a fasciné Vann, lui-même hanté par un rapport personnel aux armes à feu pour le moins complexe. Pourquoi Kazmierczak a-t-il dérapé, et lui pas ? Où se situe la ligne à ne jamais franchir, de quoi est-elle faite ? « Le monde n’avait plus aucune importance à mes yeux, écrit-il, depuis que mon père avait porté son arme à sa tête. Je n’avais rien à perdre. Et j’avais été témoin de beaucoup de violence ». Entretien avec un homme solide.

Chro : L’argument de Goat Mountain est simple en termes d’action, et riche en termes de concepts. La question de Dieu prend-elle de plus en plus d’importance pour vous ?

David Vann : Il n’existe pas de réponses à propos de Dieu, mais poser des questions peut nous aider à comprendre de quoi nous sommes faits. La religion est le lien entre tous mes livres. Sukkwan Island était une version alternative de la Genèse. Désolations ressemblait à une malédiction à l’anglo-saxonne. Impurs s’intéressait à la religion New Age. Dans Goat Mountain, j’ai été très surpris de voir émerger la Sainte Trinité. Il s’agit de mon texte le plus instinctif, le plus surprenant, celui qui achève de consumer mes histoires de famille. Alors, oui, il évoque le christianisme, qui est la religion avec laquelle j’ai grandi. Mais, pour être honnête, je ne m’y attendais pas, et je n’ai commencé à le comprendre que lors de l’écriture des 50 dernières pages.

Le roman commence par ce qui ressemble à un meurtre inaugural, façon Abel et Caïn…

Dans le premier chapitre, quelque chose d’horrible arrive : un tabou est brisé. C’est quand les règles ont été transgressées qu’on commence à chercher Dieu. Le garçon ne se sent pas mal d’avoir fait ce qu’il a fait, et ça pose un énorme problème à son père, lequel est un homme moral, et à son ami, qui ressemble à monsieur-tout-le-monde. Par la suite, le cerf que tue le garçon acquiert les qualités du Saint-Esprit, et le mort devient une sorte de figure christique. Un torrent déferle sur nos vies, charriant les débris de l’inconscient. Nous nions notre part animale, puis nous commençons à prendre conscience que nos instincts, l’héritage de Caïn – ce désir de tuer –, ne nous sera pas ôté. Chacun réagit à sa façon à cette révélation. Le grand-père est nihiliste, l’issue l’indiffère. Le père livre un inégal combat moral. En arrière-plan, mon héritage Cherokee palpite.

Goat Mountain est mon texte le plus instinctif, le plus surprenant, celui qui achève de consumer mes histoires de famille

Vos racines indiennes ont un impact sur votre vision du problème ?

On pourrait lire ce roman comme une réponse indienne au problème de Jésus, mais il m’est difficile de me revendiquer d’un tel héritage dans la mesure où mon grand-père ne m’en a jamais parlé. Je crois cependant que nous pouvons être modelé par un passé que nous ignorons.

Vous avez étudié la religion à l’Université. Vous définissez-vous comme un homme religieux ? Pensez-vous que la vie nous force à bâtir un système de pensées, de croyances, de valeurs ?

Bien que je sois athée, la religion a toujours occupé une place centrale dans ma vie. Nous avons besoin de religion. La pratique d’écriture quotidienne à laquelle je m’astreins est pour moi le meilleur substitut possible à la religion – une sorte de méditation bouddhiste lorsque je relis mes pages de la veille, puis une confrontation parfois effrayante mais finalement rassurante avec l’inconscient à mesure que j’en écris de nouvelles. Tout athée, je pense, devrait être capable de se construire un tel substitut ; car si l’esprit humain excelle à tisser des trames, nous avons besoin d’y trouver du sens et du réconfort, et d’assumer notre incapacité à être les bonnes personnes que nous voulons tant être. Hélas, nous sommes généralement incapables d’élaborer un système fiable, parce que nous sommes conditionnés par la religion dominante, celle de notre famille et de notre culture. Donc, tout ce que nous pouvons faire, c’est improviser au sein de la structure existante.
Parlez-nous de votre façon d’écrire. On dit que vous ne planifiez pas beaucoup. Est-ce que les personnages qui prennent le contrôle du livre ?

Pas les personnages, non : mon inconscient. Si j’oublie l’idée de plan et que j’accepte de ne pas savoir ce qui va se passer, je peux voir émerger la structure et le sens. J’ai écrit 200 pages de Goat Mountain sans savoir comment ça allait se passer. Puis j’ai vu. De toute ma vie, de toutes mes expériences, c’est celle qui m’émerveille le plus : la cohérence de la trame, et comment nous travaillons en aveugle pour un résultat aux dimensions parfaites. C’est comme un miracle, une révélation. C’est pour ça que j’écris.

Les pages du roman où le garçon tue son premier cerf ont quelque chose de presque hallucinatoire…

Quand j’avais 11 ans, un week-end d’automne, j’ai tué mes deux premiers cerfs. Le second, je l’ai touché à l’échine. Il était paralysé mais essayait quand même de s’enfuir. Mon père m’a forcé à l’achever d’une balle dans la tête. Cette expérience traumatisante – une exécution, ni plus ni moins – m’a servi de base pour cette scène, mais elle a pris de l’ampleur. C’est peut-être la partie du livre que j’ai préféré écrire : celle où le garçon tire la carcasse dans les ténèbres, son cheminement devenant une descente aux enfers – perte graduelle des sens et douleur sans fin.

Votre grand-père et votre oncle étaient présents lors de cette fameuse chasse. Pensez-vous qu’ils voulaient faire de vous l’un d’eux ? Le fait de tuer s’apparentait-il pour eux à un rituel magique ?

Je le pense. Un rite de passage vers l’âge adulte : tuer un grand cerf, manger son cœur et son foie, comme si la virilité de l’animal pouvait passer en nous. Et c’était aussi un lien, oui, vieux comme le monde : se rassembler pour chasser. Un retour au paléolithique, ce que nous appelons le Jardin d’Eden. La chasse reste un moyen de revenir à cette époque originelle, avant l’apparition de la morale chrétienne. L’homme n’avait pas besoin d’être bon, alors.

En même temps que Goat Mountain est traduit un Dernier jour sur terre, qui n’est pas un roman mais un récit sur un authentique assassin, Steve Kazmierczak…

C’est tout à fait vrai pour mes romans. Dans Dernier jour sur Terre, je dresse le portrait d’un tueur de masse après avoir consulté à une documentation sans équivalent : 1500 pages de rapports de police. Ce livre est une montagne de faits anxiogènes, censée montrer qui était vraiment Steve Kazmierczak. Ce que j’ai compris, c’est qu’il a essayé très fort de ne pas être un tueur. Et qu’il y était presque parvenu. Le présenter comme un monstre m’était donc impossible. Je voulais mieux le connaître et, en interrogeant mon propre rapport aux armes, comprendre où nos histoires ont divergé.

Vous semblez fasciné par le fait qu’il soit passé à l’acte, au meurtre…

L’Amérique voudrait nous faire croire que les tueurs nous sont étrangers alors que, bien sûr, nous les avons engendrés. Ceux qui sont assez âgés ont été entraînés par leurs chefs militaires à ne rien ressentir quand ils tuaient. Steve Kazmierczak, lui, a été renvoyé par l’armée sans ménagement. Le New York Times a publié un article montrant que 1,2 million de vétérans américains ont besoin d’un soutien psychologique, et ne l’obtiennent pas.

Comment le livre a-t-il été reçu aux Etats-Unis ?

Il est passé quasi inaperçu et, lors des rares interviews radio que j’ai pu donner, j’ai critiqué l’armée, en rappelant que les tueurs étaient presque toujours des vétérans, pauvres, de droite. Mais je n’ai pas été entendu. D’autres meurtres de masse vont frapper le pays, mais mes compatriotes ne liront pas mon livre parce qu’il ne se contente pas de dire que nous sommes tous des gens bien et que ce type n’était qu’un monstre.

Nous devons abandonner l’idée que la droite américaine est capable d’un débat constructif sur les armes à feu

Les meurtres de masse sont-ils imputables à la législation américaine sur les armes à feu ?  

L’Amérique est née du sang et de l’esclavage en même temps que de l’espoir et de la liberté. Mais le fait que 300 millions d’armes y circulent conduit évidemment à plus de suicides, de meurtres et de morts accidentelles. Certains le nient ; tant pis. Nous devons abandonner l’idée que la droite américaine est capable d’un débat constructif. Nous devons aussi abandonner l’idée que ce pays changera un jour, à moins que nous ne touchions à cette législation. L’arrêt rendu en 2008 par la Cour Suprême contre la ville de Washington [décision annulant une loi en vigueur dans la capitale fédérale, qui bannissait presque totalement la possession d’armes de poing, ndlr] ne va pas du tout dans ce sens. C’est le Far-West, et les gens sont contents. J’ai cessé de me rendre là-bas.

Nous nions notre part animale, puis nous commençons à prendre conscience que nos instincts, l’héritage de Caïn – ce désir de tuer –, ne nous sera pas ôté

On vous compare souvent à Cormac McCarthy. Qu’en pensez-vous ?

Cette comparaison m’honore : McCarthy est mon auteur préféré. J’ai lu Méridien de sang, son meilleur roman, pas moins de six fois. Hélas, je ne suis pas lui. La grande différence entre nous, c’est que je viens de la tradition du drame grec, alors que lui est un auteur de genre. Si l’on excepte Suttree, les menaces qui planent sur ses personnages sont toujours exogènes. Il y a des méchants à abattre, ce qui se passe ne nous dit rien de ses personnages – et nous nous en moquons. Pourtant c’est un auteur admirable, et voilà pourquoi : la plupart d’entre nous avons recours au conflit entre les protagonistes pour expliquer qui ils sont, ce qu’est le monde, etc. ; or, lui ne se fie qu’à sa vision : le paysage, et la violence décrite comme tel. Nous connaissons la métrique du vieil-anglais, la diction, nous partageons un intérêt pour la religion et l’archéologie, nous avons des points de vue similaires sur l’enfer et l’humanité, etc. ; mais il est meilleur que moi sur tous ces plans. Le seul domaine qu’il dédaigne, c’est la confrontation entre deux personnages auxquels le lecteur puisse s’identifier. Ça, c’est quelque chose que je sais faire.

La grande différence entre McCarthy et moi, c’est que je viens de la tradition du drame grec, alors que lui est un auteur de genre

Goat Mountain et Dernier jour sur terre, de David Vann (Gallmeister)
Sukkwan Island, de David Vann et Ugo Bienvenu (Denoël Graphic)
Retrouvez l’interview de David Vann – et bien d’autres – dans le hors-série « rentrée littéraire ».