A suivre la route littéraire des géants de l’Ouest, Rick Bass devait inévitablement en passer par l’étape chasse. Surmontant sans peine l’apparente contradiction d’un militantisme écologiste de la première heure et d’une passion cynégétique qui le conduit à passer la plus grande partie de sa vie dans les fourrés, il nous invite dans les coins les plus reculés du Montana où, après des années de prospection pétrolière au Texas (une aventure racontée notamment dans Oil notes), il s’est installé pour profiter des grands espaces, écrire au vert et intégrer du coup l’école du même nom en marchant dans les pas des McGuane et autres Harrison. Ce n’est d’ailleurs pas tant à l’énumération de ses propres exploits qu’à ceux de son chien qu’il faut s’attendre ici : son pointer s’appelle Colter et suscite chez lui une admiration telle qu’il n’hésite pas une seconde à consacrer deux cents pages pleines à son pur génie. « Il faudra me pardonner tout le bien que j’en dis. Ce n’est pas pour me vanter, mais simplement pour m’émerveiller de la chance extraordinaire que j’ai eue de tomber sur un chien au talent aussi remarquable. » Et Bass d’avouer sans l’ombre d’un regret, ni la moindre ironie, que l’éducation de Colter chez un spécialiste méritait bien qu’il hypothèque la réserve financière constituée pour les études de ses filles, dont on n’entendra au demeurant plus parler par la suite : c’est rien moins qu’un nouveau rapport au monde que lui font entrevoir les épuisantes battues derrière ce chien d’arrêt de génie, aussi doué que capricieux, dont le puissant caractère et la joyeuse espièglerie ne sont pour son possesseur que les révélateurs par contraste de son invraisemblable talent.

Derrière cet excessif rideau d’obsession cynophile se dessine ainsi une autre histoire : celle des splendeurs virginales du monde, en quelque sorte, dont Colter -et là est son vrai génie- lui fait découvrir les aspects jusque-là cachés. Tireur pathétique (« Il m’arrive d’en abattre trois sur trois, trois sur quatre, quatre sur six, mais parfois, pendant un bon bout de temps, je ne dépasse pas un coup heureux sur douze, voire sur vingt-cinq »), Bass sait d’ailleurs parfaitement ne pas pouvoir imputer sa passion des grandes courses à travers champs à l’attrait du gibier ; aussi comprend-on rapidement que c’est avant tout la soif d’horizons nouveaux qui le fait courir derrière Colter. « Dans ces moments parfaits, tandis que nous franchissions ainsi ces champs immenses, il me semble que, si l’on nous observait du haut du ciel, on aurait l’impression que nous ne touchions pas terre. Et l’on croirait que l’homme et le chien, avançant ainsi, l’un en patrouillant, l’autre selon un parcours rectiligne, sont deux oiseaux en route pour une destination qu’ils connaissent au fond de leur cœur. »

On en apprendra au passage sur les racines juvéniles de son rapport fasciné à la nature, l’écrivain consacrant quelques paragraphes au souvenir de ses passions de jeunesse (collection minutieuse des sables des quatre coins du monde et élevages artisanaux de batraciens en tous genres). Colter, lui, ne vit que pour la chasse. Sans doute miné par tant de levées inutiles et de coups de fusil dans le ciel, il finira, malgré tous les efforts de Bass (qui s’inscrit à une école de tir dans un chapitre du plus haut comique), par s’en aller chasser tout seul. Et vivre ainsi jusqu’au bout la course folle à laquelle il aura initié l’écrivain, dont ce texte original et souvent cocasse ne raconte rien d’autre que la poursuite d’un rêve et, par des chemins inédits, sa propre conquête de l’Ouest, à l’ombre de Thoreau ou de Harrison. « Ces oiseaux en rêve sont les plus difficiles à atteindre. »