« Léon Trotski cherche à me tuer » : ainsi commence l’autobiographie de Joseph Djougatchvili, alias Staline, retrouvée après sa mort dans le plafond de sa datcha par un ancien fonctionnaire du KGB chargé de l’entretien des lieux. « J’ai d’abord pensé que c’était peut-être un faux, admet celui-ci, mais après l’avoir lu, je me suis dit, non, il n’y a que le patron qui a pu écrire ça. » C’est en tous cas ce qu’a imaginé l’américain Richard Lourie (journaliste, scénariste, biographe de Sakharov, traducteur de Gorbatchev et fin connaisseur de la Russie soviétique) pour pouvoir se couler dans la tête de celui que Soljenitsyne avait appelé « l’Egocrate » et rédiger ces terrifiantes confessions apocryphes : remarquablement documenté, cet étonnant travail de nègre rétrospectif constitue à la fois un saisissant tableau de la psychologie du plus infâme tyran de son époque et une invitation à parcourir les chemins intimes de la paranoïa meurtrière et de la volonté terroriste. Lourie a ainsi choisi de dater ces faux feuillets non de l’après-guerre et de la dernière période de la vie de Staline mais de la fin des années trente, moment on ne peut plus riches et intenses sur le plan de la politique intérieure et internationale. Ces années-là sont en effet rien moins que celles de la deuxième vague des  » Procès de Moscou  » (qui verront Zinoviev, Kamenev et Boukharine, notamment, passer entre les mains du procureur Vychinski) et, à l’extérieur, de la prise de contrôle de l’Allemagne par Hitler et de la mise à jour de ses projets expansionnistes. L’URSS est donc à défendre doublement, contre l’ennemi nazi d’une part, contre les parasites et virus internes de l’autre (Claude Lefort avait magistralement montré, dans ses études des années 70, comment le totalitarisme se saisit de l’image du corps pour justifier ses attaques sur ces deux fronts). Seulement voilà : le principal souci de l’occupant du Kremlin ne s’appelle ni Hitler, ni Zinoviev, mais bel et bien Trotski. Trotski, alias Léon Davidovitch Bronstein, le grand rival, qu’il avait réussi à sortir du circuit de la course à la succession de Lénine et était finalement parvenu à faire expulser du territoire soviétique ; le fondateur de la Quatrième Internationale, héritier autoproclamé du vrai et seul enseignement de Marx ; le théoricien à barbiche réfugié au Mexique, dans une villa surprotégée de la banlieue de Mexico, qui travaille d’arrache-pied à ses articles, à une biographie à charge du leader soviétique et, à ses heures perdues, à la composition d’un mélange « scientifique » pour nourrir correctement ses lapins… Il est pour Staline l’ennemi juré, la bactérie perfide, la danger numéro un, tout exilé qu’il fut à des milliers de kilomètres de Moscou.

Sachant qu’il est en train de travailler à sa biographie, Staline décide de prendre les devants et de rédiger lui-même ses propres souvenirs, histoire de désamorcer et de décrédibiliser le travail de son rival : le  » roman  » de Lourie alterne ainsi chapitres autobiographiques (jeunesse, entrée au séminaire, premiers coups d’éclats dans l’agit-prop, exil en Sibérie, révolutions de 1905 et 1917, montée dans la hiérarchie du parti) et les passages relatant la mise au point de « l’opération Canard », destinée à abattre (avec 500000 dollars de budget) l’auteur de La Révolution trahie dans sa villa mexicaine. En résulte une peinture saisissante du quotidien du dictateur et de l’atmosphère surréaliste qui règne autour de lui, dans les coulisses du pouvoir moscovite. On retrouve ainsi quelques grandes figures de son règne, à commencer par Lavrenti Beria, le chef de la police secrète, que Lourie / Staline nous décrit dans ses virées nocturnes en limousine, à la recherche de jeunes filles à violer : « Plus elles sont terrorisées, plus sa jouissance est grande. Personnellement, ça ne me plaît pas. Mais ce n’est pas très grave, il en tire du plaisir pour le moment et ça pourra toujours servir contre lui plus tard. Sans compter que je n’aime pas qu’on soit trop pur. » Plongée dans un cerveau malade, anatomie d’une paranoïa, réflexion sur le tyran, le pouvoir et la servitude, approche littéraire et imaginaire du phénomène historique le plus important du siècle dernier, Moi, Staline ne recule pas devant l’humour (un passage assez réussi dans lequel les nombreux sosies du maître du Kremlin entrent en scène) et mêle sans emphase le tragicomique absurde et l’historique. Manière de donner à voir l’insignifiance de l’horreur et la normalité du l’impensable pour celui qui met en scène la première et conçoit la seconde.