« Il me fait plutôt l’effet d’un de ces imposteurs comme on en voit parmi les poètes. Un peu trop artistes à leur propre goût, ils se déguisent en pauvres types, ils font comme les autres. Ils le font si bien qu’on y croit, on les met dans le même tas. On leur réfléchit le personnage et ils se ramassent complètement piégés dedans. Ils n’en sortent plus. Ils ne peuvent plus… » (pp.123-124)
Ainsi, peu de gens en France savent que le Québécois Réjean Ducharme est un très grand écrivain francophone. Et c’est tant mieux, la chose ayant pour double mérite de ne pas chagriner l’auteur et de laisser chacun de ses rares inconditionnels s’imaginer qu’il recèle tout seul un trésor méconnu.

On invoque à juste titre l’ »inimitable » langue de Ducharme. Si ce qualificatif ne servait trop souvent à racheter la médiocre pensée d’auteurs médiocres, on dirait qu’il suffit, dans le cas de Ducharme tout particulièrement, à attester quel créateur exceptionnel il est. Seulement, en France, où l’on ne rigole pas avec la littérature, les jeux de mots, les néologismes, régionalismes, sonnantes assonances et calembours (l’ »artographe » renvoyât-il bien davantage ici qu’à de plaisantes pirouettes, bien davantage qu’à de simples mots) font très mauvais ménage avec ce sens critique constipé qui caractérise tout un tas de décideurs satisfaits, journalistes, universitaires, libraires, etc. : « N’avoir jamais rien chiffu ça ne me chiffe rien. Chiffer, c’est leur manie, chacun sa manie, moi ma manie c’est de tenir le coup, les coups, question d’honneur, on ne se laisse pas chasser à coups de chiffes. Ce qui me chiffe, c’est de ne pas trouver comment saisir l’objet dont il s’agit, trouver les mots qui lui mettent une poignée. Ce qu’on est, ce qu’on a dans son sac, ça n’a aucune importance, aucun sens, c’est la poignée par où on les prend qui les leur donne, ce sont les mots, les bons, pas ceux des autres, ils ont déjà servi, ils sont usés, ils vous lâchent au premier choc. » (p.39)

Ducharme n’est certes pas un optimiste, mais c’est pourtant d’amour qu’il est exclusivement question dans ce Gros mots si bien nommé, son huitième roman. Peu importe en vérité le destin et les avatars de Johnny, le narrateur, désespéré moins amer que lucide, de sa compagne aimée-haïe (« haïmée » eut écrit Ducharme), Exa, de son frère adoptif Julien et de son épouse, son impossible amante, peu importe la métaphore de son déchiffrement progressif d’un journal intime d’anonyme. C’est aux mots mêmes (parfois jusqu’à l’excès de densité), à chaque phrase (et ici, le terme n’est pas de pure rhétorique) que, davantage qu’à la trame, tient une variation inlassable, incomparablement tendue, des ambivalences destructrices du cœur, la souffrance et le rictus conjuratoire tendant, chez les personnages de Ducharme, à se muer en désincarnation consentie.