C’est avec une « fascination un peu romantique pour les époques des barricades » que Pino Cacucci nous livre au fil des pages d’Oltretorrente sa chronique de l’insurrection de Parme en août 1922. Avec admiration, aussi, pour ces « rebelles » devenus des personnages « à l’existence aussi brève qu’extraordinairement dense de passions ». D’où l’incipit du roman, dicté par Antonio Gramsci, qui résonne comme un impératif catégorique à l’adresse de ses contemporains : « Je hais les indifférents. Pour moi vivre veut dire prendre parti. Celui qui vit vraiment ne peut pas ne pas être citoyen et partisan ». D’emblée le ton est donné, solidaire d’une rhétorique de l’engagement, hymne résolu à un authentique « esprit de résistance » qui dénonce « l’esprit de Munich » et les risques, toujours actuels, de la majorité silencieuse.

A l’aune de ce parti pris de l’écriture, les « gens de l’Oltretorrente » prennent valeur d’emblèmes, susceptibles d’être réinvestis par les générations à venir. Un enjeu qu’énonçait justement Kant dans Le Conflit des facultés : l’enthousiasme éprouvé partout par les spectateurs de la Révolution française, écrivait-il, représente un symbole, un « signe d’histoire » qui vaut comme un discours de l’émancipation, un postulat de la marche en avant des peuples vers l’autonomie politique. C’est le rôle de l’analogie qu’assume ici la « bela genta » entre passion artistique et politique ; cette « sorte d’identification entre la vie et la musique », ce « quelque chose d’héroïque et de dramatique » qui créait au poulailler « un moment magique de communauté de sentiments » et « qui représentait aussi la solidarité de la vie quotidienne des faubourgs ».

Ainsi se construit le récit, entre mythe et histoire, avec emphase souvent, mais surtout à travers des acteurs incarnés dont les affects témoignent en fait autant que les événements. Dès lors, le lecteur est balancé entre deux rythmes narratifs : une lecture linéaire indiquée par la chronologie de l’insurrection et balisée par les noms réels des personnages historiques, mais aussi une lecture transversale constituée par l’épaisseur affective d’une galerie de portraits sensibles, celle suggérée notamment par la narration indirecte, en italique, du vieil « Ardito del Popolo », témoin des barricades. Le contexte convivial (et propice à l’ivresse) de la narration intercalée, située précisément dans une taverne de l’Oltretorrente, se prête également à une heureuse confusion entre passé et présent, à grand renfort d’analepses temporelles. Et les jeunes auditeurs assemblés autour du vieux conteur renforcent l’impression d’adresse directe au lecteur : « Il va falloir que vous fassiez un effort d’imagination parce que le peuple des faubourgs, la Vieille Parme, était une sorte de communauté à part qui n’avait peut-être pas son égale dans le reste de l’Italie… ». C’est finalement un style très cinématographique, tant par la variation agile des points de vue que par les allers-retours temporels et les effets de dramatisation. On peut regretter toutefois que l’empathie du narrateur pour ses personnages s’accompagne d’un manque de distanciation critique, d’une peinture épique parfois trop littérale qui nuit à l’effet de réel. Comme dans ces films d’action où l’on distingue immédiatement les gentils (« ceux de l’Oltretorrente », on l’aura compris) des méchants (« les requins »)… L’horizon d’attente et le désir du lecteur en souffrent un peu.