On a oublié la fascination qu’exerça l’Espagne sur le XIXe siècle artistique français. Mérimée est l’auteur de Carmen, Manet orne son œuvre d’un sublime cycle espagnol et c’est à Paris que Rossini compose le Barbier de Séville. Des écrivains, tel Musset, vont même jusqu’à écrire sur elle sans n’avoir jamais franchi les Pyrénées. Pierre Louÿs est le dernier auteur à clore une liste non exhaustive avec la Femme et le pantin, publié en 1898 et dont le titre porte pour mention « roman espagnol ». Ce dernier s’ouvre à Séville, pendant le carnaval. Parmi la foule et les confettis, une jeune andalouse, Concepcion Perez, happe le regard d’André Stévenol. Elle a 18 ans et répond favorablement au signe du voyageur français. Mais Don Matéo Diaz, l’ami de Stévenol, va lui révéler qu’il connaît bien Concha Perez. Pire : elle a massacré sa vie et, en vraie danseuse de flamenco, piétiné son amour. Commence alors le récit d’un adulte épris d’une adolescente (mais très femme) au cynisme glaçant. A plusieurs reprises -quatre précisément- Concha Perez se joue de Matéo, lui prend sa volonté et, bien sûr, son argent. Vierge, elle s’est promise à lui pour s’esquiver chaque fois au dernier moment. Au bord du suicide à l’issue d’une ultime humiliation, il la battra jusqu’au sang et la violera, seule façon, pour lui, de posséder l’impossible.

Pierre Louÿs n’a pas peint la femme espagnole mais une certaine féminité dont il grossit le trait. Concha « était flamenca ; elle n’avait pas l’expérience, elle avait la divination. » Certes, mais sa liberté proclamée reste, en un sens, son asservissement de femme « impénétrable ». Elle est, avant tout, un regard, des gestes secs et coulés de danseuse inouïe, une façon de duper la patauderie masculine et de dominer sa propre mère (qui est une sorte de maquerelle). « La guitare (c’est-à-dire l’homme, le pantin) est à moi et, j’en joue à qui me plait » assène-t-elle au pauvre Matéo. L’auteur d’Aphrodite nous montre comment la plus libre des femmes n’est pas celle qu’on croit. Sans éducation, sans dieu ni maître qu’elle-même, Concha est une façade de sadisme ouvrant sur un jardin de masochisme. A la fin, n’implorera-t-elle pas les coups qui pleuvront sur elle? Exit, cependant, les Délie, Mme de la Molle, Colomba ou autre Bovary ; voici Concha Perez, la plus infréquentable des femmes, mais littérairement aussi splendide que Juliette ou Madame de Merteuil. Il serait donc utile de (re)lire ce petit roman de Pierre Louÿs ; à son époque, il eut beaucoup de succès et mériterait, aujourd’hui, d’en retrouver. Outre la splendeur du style et la haute maîtrise d’un ouvrage admirablement bien conduit, il accomplit le prodige de donner une leçon de femme à tous ceux qui prétendraient les connaître et les posséder.