Jaenada : synonyme littéraire de friandise à déguster avec nonchalance, combinaison suave et rafraîchissante, chocolat légèrement mentholé, délicieusement surprenant. Depuis Le Chameau sauvage (Julliard, 1997), à l’annonce d’un nouveau Jaenada on se lèche les babines, mais avec une petite pointe d’angoisse : le menu du jour sera-t-il aussi réussi que l’original ? Aussi complice, drôle et jouissif ? En 1999, c’était Néfertiti dans un champ de canne à sucre : folie douce et amour torride. Moins de deux ans plus tard, voici La Grande à bouche molle. Le titre annonce la couleur, curieusement grand et mou à la fois, sensuel et gustatif, bizarre et néanmoins séduisant, grotesque et pourtant appétissant, bref du pur Jaenada. Impossible de patienter, on jette un premier œil, allez, juste pour voir, jauger dans quelle forme est le chef…. « Je m’appelle Philippe Jaenada, je suis né dans les Yvelines, je vis depuis quelques années à Paris avec ma fiancée la belle Anne-Catherine, j’aime les bars, les livres, les gens et les courses de chevaux, j’ai du mal à dormir, je fume beaucoup, je trouve que je grossis trop ces temps-ci, j’ai trente-cinq ans et je travaille dans une agence de détectives. Mais je vais peut-être me mettre à mon compte. »

Simplissime premier paragraphe : arrivé au point à la ligne, on a saisi à peu près l’essentiel du roman -les mésaventures drolatiques d’un détective à la manque- et pourtant on est d’ores et déjà incapable de s’en séparer. Ou plutôt si : on est si béatement rassuré qu’au contraire on attend pour pouvoir le savourer non pas là, dans l’urgence, mais dans les meilleures conditions de confort possibles, à estimer par chacun selon ses préférences. Lorsque les dites conditions sont réunies, on se lance avec ravissement à la poursuite improbable d’un sympathique conducteur de métro adultérin. Jaenada, arrêté derrière sa proie dans une station Shell de l’autoroute du sud, trouve au moment de redémarrer une « granny smith géante » assise à la place du mort : une plantureuse rousse en robe verte, Fabienne du Val d’Orvault, qui a fui le domaine familial et garde en médaillon le sosie de Pompidou. « Je me suis débinée pour le prestige, en me propulsant par la fenêtre », déclare-t-elle avec une obstination allumée. Comment ne pas craquer ? Tout se gâte un peu plus au sud, lorsque la pourtant très terrienne Fabienne disparaît comme par magie dans les toilettes d’un hôtel Mercure… Exit l’adultère, notre détective à la petite semaine se prend à regretter son gros boulet et repart en sens inverse, vers Dieppe, destination présumée des ravisseurs de Fabienne.

C’est quelque part sur la route que Jaenada -le personnage et/ou l’auteur ?- semble se lasser de son histoire. On s’emberlificote les pinceaux dans les hésitations de l’ex-minable devenu preux chevalier -j’y vais ou j’y vais pas- et dans ses spéculations stratégico-policières. De fait, Jaenada tente un vrai-faux polar (est-ce la raison pour laquelle son héros porte cette fois le nom de l’auteur ? Les exégètes ont du pain sur la planche) et le rappelle par des récapitulations régulières sur l’état de l’enquête qui remplacent les tergiversations plus psychologiques de ses personnages précédents. La poursuite avance, et pourtant on piétine. Page 175, notre héros entame un journal : piste nouvelle, virage du roman ? Non, on retrouvera juste de temps en temps quelques lignes de ce journal mais rien de substantiel. A Veules-les-Roses, village voisin de Dieppe où notre subtil détective suppute la présence de la bande, cela se dégrade. Aucun doute, Jaenada connaît le bled -c’est marqué dans les remerciements-, si bien que le descriptif, certes sympathique et talentueux parce qu’il ne peut pas faire moins, l’emporte largement sur le romanesque.

On ne lui en veut pas vraiment, nous aussi on regrette que cette histoire ne puisse pas bien finir ; on est comme Fabienne qui avait si peur que tout parte « en eau de boudin », alors on comprend qu’il fasse traîner et qu’il pédale un peu, mais quand même, il faut reconnaître que c’est sa mauvaise pente à Jaenada, il se laisse emporter par sa prose et il ne sait plus comment arrêter. A moins qu’à l’inverse, tendre en apparence et pourtant misanthrope, vite lassé de personnages allègrement campés, il cale, passe à autre chose au lieu de les installer dans la durée et l’épaisseur d’une histoire. Le lecteur reste sur sa faim et se lasse lui aussi d’avancer sans nécessité. C’est pas grave, vivement le prochain, qu’on se régale.