Il est rare de pouvoir associer au nom d’un homme la date précise de l’accession de son pays à la plus noble des libertés : celle de rompre sans compromis avec soi-même. Le 9 août 1948, librairie Henri Tranquille, à Montréal, le peintre québécois Paul-Émile Borduas lance Refus global, manifeste des Automatistes, un collectif dont il est le principal animateur depuis quelques années. Parmi les quinze autres signataires de l’acte, des poètes, photographe, chorégraphes, ainsi que de jeunes élèves de Borduas à l’École du meuble de Montréal : Fernand Leduc, Marcel Barbeau, Jean-Paul Riopelle…

Ouvertement influencée par le surréalisme, la démarche n’en a pas moins le mérite de s’inscrire dans un contexte social incomparablement plus rétif à la subversion idéologique que ne l’est alors l’Europe occidentale. En effet, s’il est courant, à Paris, que les sursauts rebelles de l’art finissent peu ou prou par déterminer les encanaillements de la bourgeoisie, il n’en va pas de même en 1948 au Canada français, où la morale, la religion et l’académisme ne le cèdent, sous l’influence américaine, qu’aux technologies froides du capitalisme galopant.
Sous la plume de Borduas, donc, une dénonciation risquée de l’hégémonie chrétienne (« Au diable le goupillon et la tuque ! Mille fois ils extorquèrent ce qu’ils donnèrent jadis. ») et, plus généralement, de la recherche par l’Homme de son petit intérêt utilitaire : « Refus de toute INTENTION, arme néfaste de la raison (…) PLACE À LA MAGIE ! PLACE AUX MYSTÈRES OBJECTIFS ! PLACE À L’AMOUR! PLACE AUX NÉCESSITÉS ! » Alternative utopique aux yeux des réalistes. Aux yeux de l’esprit libre, évidence intime incorruptible, partageable ou non.

Rappelons que pour Borduas, les mots ne sont que les porte-parole contraints et formels des toiles « automatiques » (ou « surrationnelles ») qu’il expose depuis 1941 dans la confidentialité, rue Amherst ou Sherbrooke. À son service, un double héritage freudien et surréaliste : une fois la conscience mise à l’état de veille, table rase des préjugés sur l’esthétique, la cohérence et l’harmonie. Détachés de toute tentation de reproduire ou d’interpréter le connu, la main, le pinceau, les couleurs explorent, génèrent elles-mêmes du neuf, de l’insoupçonné : « La conséquence est plus importante que le but » (P.E. Borduas in Projections libérantes, Montréal, 1949). Ici, l’on se désolidarise de l' »automatisme psychique » des Tanguy, Dali et autres Duchamp à Paris, encore trop volontaires et méthodiques dans le désintéressement, selon Borduas : « (…) [L’automatisme psychique] a surtout utilisé la mémoire (…). L’intérêt se porte [donc] davantage sur le sujet traité (idée, similitude, image, association imprévue d’objets, relation mentale) que sur le sujet réel (…). Automatisme surrationnel : écriture plastique non préconçue. Une forme en appelle une autre jusqu’au sentiment de l’unité, ou de l’impossibilité d’aller plus loin sans destruction. » (Borduas in Commentaires sur des mots courants).

Le 7 septembre 1948, Borduas est brutalement démis de ses responsabilités à l’École du meuble pour « conduite et écrits incompatibles avec la fonction d’un professeur dans une institution d’enseignement dans la province de Québec. » Scandale de presse et d’opinion : c’est par l’ingratitude que débute une reconnaissance laborieuse. À Paris, si on le connaissait mieux, on verrait en Borduas un épigone tardif et lointain de Breton. Au Québec, où il est désormais considéré par l’académie comme l’archétype du paria génial, il n’est même plus besoin de préciser qu’il fut un inspiré, qui n’aura dû à Paris que ce qu’il avait bien voulu y prendre.