On ne se lassera jamais de relire Un fils de notre temps. Et si, en plus, il est possible de se le procurer en format poche et de le glisser dans sa veste ou dans son sac à main, pourquoi s’en priver ? Ce dernier roman du génial Odön von Horvath est un chef-d’œuvre de maîtrise littéraire. Il est à la fois une leçon de simplicité, d’intensité et de force. Pas un mot de trop, pas un épanchement de sentiment facile et en même temps une langue riche, poétique, un message simple et claire. Le roman paraît en 1938, alors que la montée du nazisme se fait de plus en plus alarmante et que tout porte à croire que l’Allemagne et Hitler ne vont pas s’arrêter là. Roman d’anticipation ou en tous cas de clairvoyance sur le cours inexorable de l’Histoire à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Un fils de notre temps raconte l’histoire d’un jeune homme qui se laisse embrigader dans une armée assoiffée de revanche et d’expansionnisme. Comme un rouleau compresseur qui emporte tout sur son passage, l’énorme machine nazie happe ces jeunes garçons à la recherche de leur propre identité, croyant la trouver dans un élan collectif qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes.
Pour le héros d’Horvath, tout bascule le jour où il est ébloui par une jeune femme, caissière dans un château hanté, dans une fête foraine, prêt d’un port. Il y a aussi son capitaine, « rongé par une douleur secrète », qui déguise son suicide en avançant à découvert vers l’ennemi, une lettre destinée à sa femme froissée dans la main. « Je suis soldat. Et ça me plaît d’être soldat » nous dit le héros. Pour la première fois de sa vie il devient quelqu’un, et cette identité il la trouve là où on lui donne un rôle à jouer et une raison de vivre Mais le jour où, blessé, il doit renoncer à tout et se retrouver sans rien, il se replie sur deux histoires qui l’obsèdent: la caissière du château hanté et le capitaine mort en « traître ». Il est redevenu inutile à son pays, ayant cessé d’exister pour son père depuis longtemps, n’ayant jamais existé pour la femme du château hanté et devenant peu à peu lui-même, un fantôme.
Horvath nous fait vivre cette lente descente aux enfers, celle d’un jeune homme pétri de rêves, mais aussi aveuglé par son époque, commençant par affirmer sans cynisme, mais avec une sincérité qui nous dépasse : « Un jour, quand notre temps appartiendra au passé, alors le monde pourra mesurer combien il a été héroïque, (…) combien nous avons été pacifiques », et qui se retourne sur son parcours avec un tout autre regard et un tout autre jugement sur lui-même : « …il ne savait pas quoi faire d’autre, il était bien un fils de son temps ».