Si Heinrich Böll lui-même s’est employé, de l’autre côté du Rhin, à faire connaître à ses compatriotes l’œuvre d’un Norman Levine, dont il a traduit à peu près tous les livres, le public français n’a pour l’heure croisé son nom que sur la couverture d’un remarquable recueil de nouvelles, dans lequel un écrivain canadien, de retour d’exil, nous invitait à le suivre dans les quartiers de sa jeunesse. Un thème que l’on retrouvera dans ce bref roman écrit voilà une trentaine d’années, histoire presque banale d’un écrivain en perte de repères, prisonnier d’une carrière décidément sans éclat et d’un foyer qu’il supporte plus qu’il n’anime. Son autoportrait tire vers le gris : « Joseph Grand, né en 1926 en Pologne. Immigré au Canada avec ses parents en 1929. S’enrôle en 1944 dans l’armée de l’air canadienne de Sa Majesté. Après la guerre, retourne en Angleterre. Epouse une Britannique. Ecrit des chroniques de voyage. » Déroute professionnelle et désillusion conjugale sous-tendent cette oppressante chronique du désespoir provincial à laquelle Norman Levine, avec un sens aigu du détail et une sobriété exemplaire, confère une puissance étonnante faite de sentiments mêlés, parfois contradictoires, toujours dérangeants.

De cet univers clos et étouffant, où les faits les plus insignifiants dévoilent, non sans cruauté, toutes leurs implications, il n’est pour l’écrivain qu’une seule issue : celle des lumières de la ville (Londres) et de ses aveuglants plaisirs, au nombre desquels celui de retrouver un peintre original pour lequel Francis Bacon, que Levine a longtemps fréquenté, a probablement servi de modèle. L’ennui et la tristesse prendront un autre tour lors qu’arriveront sans prévenir la sœur de Joseph et son époux, quelques jours avant les fêtes, les bras chargés de cadeaux et de nouvelles du Canada. Econome, habile, doucement moqueur parfois, Norman Levine (dont on reconnaîtra à peu de choses près l’itinéraire dans celui du héros) excelle à donner une substance aux personnages qui défilent dans ses pages, en n’en révélant qu’une esquisse à peine appuyée, à voir le monde au travers du prisme d’un quotidien dont il suggère avec une infinie délicatesse la portée dramatique. Ni minimaliste, ni emphatique, son regard léger, décalé, tout à la fois mélancolique et désabusé, perce au cœur des êtres et atteint en peu de mots une justesse étonnante. L’histoire de Joseph est aussi celle d’innombrables héros de romans, qu’ils soient venus avant ou après lui : celle d’un homme égaré et de sa route au milieu des autres. Un sujet mille fois abordé sans doute, dont le romancier canadien démontre en deux cents pages qu’il n’a rien perdu de sa richesse.