La littérature d’Alban Lefranc, écrivain bien connu des lecteurs de Chro, fonctionne sur un dispositif remarquable : à chaque fois, une grande figure d’une époque (Fassbinder, Nico, Mohammed Ali) voit son statut d’icône profane rattrapé par l’antique fonction sacrée. Transfert, catalyse, réverbération : toutes les influences, les tensions, les fantômes de l’époque viennent traverser un corps pour s’y révéler, en le meurtrissant. Nico, Christa Päffgen de son vrai nom, fille d’une Allemagne nazie baptisée sous les bombes, « cover girl » ultime des années 1960, apparue dans La Dolce Vita de Fellini avant de devenir l’égérie d’Andy Warhol et du Velvet Underground, encouragée par Jim Morrison (l’un de ses très nombreux amants) à devenir chanteuse solo envoûtante et crépusculaire tout en calcinant sa beauté si pure dans la pureté de l’héroïne… Nico, donc, entre Rome, New York et Paris, a vu s’agréger à elle une galaxie complète. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait donné naissance à l’un des livres les plus poignants de Lefranc, livre que Laurence de la Fuente, avec la compagnie « Pension de famille », a mis en scène en respectant scrupuleusement le dispositif : Nico non pas comme image d’Épinal, mais plutôt comme caisse de résonance, à tous les degrés cette fois puisque voix, corps, échos, tensions, cris se trouvent matérialisés devant le spectateur, en pleine lumière ou hachurés d’ombre.

Une apostrophe au mannequin

Le texte d’Alban Lefranc était une longue apostrophe au mannequin ; Laurence de la Fuente l’a divisé, en conservant cette modalité initiale à travers une voix enregistrée tandis que la comédienne, Isabelle Jelen, prononce un discours transféré à la première personne. Isabelle Jelen s’envisage d’ailleurs plus comme une artiste performeuse que comme une actrice au sens strict, et le corps qu’elle donne à la scène ne cherche pas à incarner Nico en tant que telle mais à se faire réceptacle des phrases et émotions qui la traversent, processus physique qui décalque le processus symbolique à l’œuvre dans le texte. La musique, prégnante, très travaillée, entre aussi en résonance avec ces deux voix – la vivante et l’enregistrée. Sur une base composée par Laurent Dailleau, Michaël Grébil développe une atmosphère faite de citations discrètes de Morton Feldman, John Cage, Sun Ra, comme une imprégnation subliminale de l’atmosphère où vécut, chanta et se défonça la blonde marmoréenne, en n’hésitant pas à sombrer dans le larsen ou le bruitisme, l’ensemble s’organisant comme un concert au rythme haletant, tendu, convulsif. Au centre de la pièce, néanmoins, une extraordinaire version de The End par Nico, comme une épiphanie où le chaos évocateur s’unifie dans la voix ressuscitée et bouleversante de la chanteuse, tout en résumant l’éclatante autodestruction à quoi elle se livre.

La scénographie, dépouillée, proche d’une scène de concert (six micros successivement empoignés par Isabelle Jelen), exprime bien l’ambiguïté où se joue la pièce, entre musique, théâtre et performance. Tout commence abruptement en pleine lumière ; tout se termine également ainsi, en inversant le code qui veut que la lumière du théâtre s’allume entre deux noirs liminaires. Ici se propose une plongée dans l’ombre en plusieurs phases. Mais, au fil de cette ombre diversement illuminée ou noyée de fumée, explose la violence et le malaise d’une femme qui prend sur elle la violence et le malaise de toute une époque, en cent phrases ciselées et incisives parfaitement bombardées dans l’espace. Une mise en scène, en son et en corps, fidèle et convaincante, de la brûlante scansion d’Alban Lefranc, qu’on espère voir rayonner au-delà de ces premières dates à la Manufacture Atlantique de Bordeaux, les 8 et 9 octobre derniers.

Crédit Photo : Xavier Cantat