Italie, 1978. L’été le plus chaud du siècle ; une vieille ferme abandonnée, perdue dans les environs d’Acqua Traverse, un petit village de quatre ou cinq maisons au fin fond de la campagne ; un trou creusé dans la terre et au fond du trou, un crime. Et Niccolò Ammaniti, définitivement rangé d’un cannibalisme dont il aura été l’un des plus percutants meneurs (les Cannibales : ce groupe informel de mauvais garçons drôles et grossiers, allaités aux vidéoclips, aux comics et à la pop culture, bien décidés, au début des années quatre-vingt-dix, à scandaliser un peu une Italie littéraire vautrée dans l’académisme et le conformisme sentimental), de trousser avec une sobre virtuosité la minuscule et majestueuse histoire d’un coup foireux vu à travers les yeux d’un héros de 11 ans, dans une étouffante atmosphère de légendes rurales et d’anachronique misère, entre fable et thriller bucolique. Originellement conçu pour le cinéma, où le romancier entendait bien percer après avoir vu échouer trois projets d’adaptation successifs, Je n’ai pas peur (qui sera finalement porté à l’écran par Gabriele Salvatores) est d’abord et avant tout le tableau baroque et brûlant d’une Italie reculée et archaïque où rien -caractères, attitudes, modes de vie, façons de voir- n’a vraiment changé depuis le début du siècle, si ce n’est cet énorme poste de télévision perché sur le buffet du salon et où un speaker évoque, sous les yeux des adultes inquiets et nerveux, l’enlèvement dans le Nord du pays d’un garçonnet de bonne famille.

Le monde de Michele, narrateur de ce conte angoissant dont l’innocence exacerbe la lancinante horreur, est celui d’un pays et d’un temps que n’ont pas encore englouti les déferlantes télévisuelles et le raz-de-marée plus ou moins stupide de la culture collective qui va avec : dans les collines désertes qu’il sillonne sur son vélo rouillé (« le clou »), les paysans craignent encore les fantômes et maintiennent en vie deux ou trois vieilles croyances ou manières de penser qui, ailleurs, ressortissent déjà du folklore. L’horrible y côtoie le merveilleux, la pureté magique des jeux d’enfants s’y cogne subitement à la cruauté torve et vicieuse des coups tordus de leurs parents : d’un père psychanalyste, avec lequel il a d’ailleurs cosigné un livre, Niccolò Ammaniti a gardé une fascination pour la perte brutale de l’innocence et cet âge douloureux -celui de Michele- où tout le mal du monde surgit d’un coup là où il n’y avait, jusqu’alors, qu’insignifiance ou prétexte à rêverie. Sans aucun sentimentalisme superflu et sans jamais verser dans le minimalisme infantile que d’autres n’auraient pas su éviter, il atteint avec Je n’ai pas peur un admirable et émouvant point d’équilibre et plonge au coeur d’un monde au climat oppressant et étrange, entre réalisme glauque et fable surréelle.