Il les a intitulés « Monologues sur le plaisir, la lassitude et la mort » : après Ecstasy (publié en 1993, traduit dix ans plus tard en français) et Melancholia (1996, traduction en 2003), Thanatos (2001) forme le dernier volet d’une trilogie romanesque centrée sur un même groupe de personnages et hantée par une poignée de thèmes récurrents (le sexe, la mort, le masochisme, la honte, la déréliction). Avec ces trois livres, Murakami délivre ce que l’on pourrait appeler son regard définitif sur les sociétés occidentales, regard forgé au fil de la grosse dizaine de livres publiés depuis Bleu presque transparent, le texte qui avait fait de lui l’équivalent d’un Bret Easton Ellis japonais avant l’heure, en 1976. Son roman le plus célèbre reste probablement Les Bébés de la consigne automatique ; nul doute cependant que cette trilogie, par l’ampleur de son propos, la violence sourde qui en ressort et la maîtrise froide de son écriture, se hisse au sommet d’une œuvre dans laquelle on pourra lire l’une des critiques les plus précoces et percutantes du cynisme généralisé de l’Occident en général et du Japon en particulier, l’un et l’autre étant au demeurant sans cesse confrontés dans chacun des récits. Direction Cuba, donc (un pays que l’auteur connaît bien : il dirige un label spécialisé dans la musique cubaine), pour ce troisième et dernier tome : un jeune photographe japonais installé là-bas depuis quelques années y rencontre par hasard une actrice, japonaise elle aussi, paumée à l’aéroport où elle est dûment interrogée par les services d’immigration. Il la prend sous son aile et l’emmène à l’hôtel ; elle s’appelle Reiko, elle est étrangement belle et, bien que manifestement dérangée, se lance sans prévenir dans une longue confession pour raconter sa vie.

On retrouve alors les personnages centraux des deux précédents livres : Keiko et Yazaki (« le maître »), les deux autres sommets d’un triangle érotique et masochiste entre lesquels se sont nouées des relations aberrantes et dangereuses, basées sur la soumission, la manipulation, la jouissance et le reniement de soi. D’un ton monocorde et envoûtant, Reiko explique froidement les mécanismes psychiques au gré desquels elle s’est laissée dévorer par Yazaki : « Je sentais que j’avais capitulé devant quelqu’un, que j’étais soumise, mais étrangement ce n’était pas désagréable, pendant que je pensais cela, sans pouvoir m’arrêter de pleurer, je revivais la scène où je m’étais masturbée en vomissant, je me suis vue comme un animal ». Dans un style sans grâce mais extraordinairement efficace, Murakami creuse une nouvelle fois les thème de l’anéantissement et de l’humiliation, déjà abordés dans Ecstasy et Melancholia : sans prendre de gants mais sans verser non plus dans le voyeurisme gratuit, il joue habilement du parallèle entre les relations masochistes de ses personnages et le destin des sociétés contemporaines, trouvant dans les premières le reflet accentué des secondes en même temps qu’une sorte de médication hyperviolente. « Tous les jeux SM ont un arrière-plan social, mais c’est comme de dire que toute communication est sociale, cela ne mène nulle part, je dirais pour ma part que le sadomasochisme est une représentation théâtrale et thérapeutique, au niveau de la vie quotidienne, de toute situation où un homme, ou un peuple, abandonne son honneur, sa liberté et se soumet à un autre homme ou à un autre peuple pour sa survie ou sa sécurité », explique l’un des personnages.

Tout n’est certes pas toujours de très bon goût, et Murakami se laisse parfois aller à des raccourcis étranges (on se souvient des passages limites dans Ecstasy sur les urinoirs d’Auschwitz) ; reste que derrière la platitude de son écriture blanche et répétitive, le romancier japonais parvient à installer une manière de fascination qui donne un impact exceptionnel à son propos : difficile de lâcher le livre une fois commencé, et difficile de rester aveugle aux inquiétants ponts qu’il jette entre description psychologique et observation sociale. Malgré l’apparence de quasi-mini-essais que prennent certains passages, Murakami prend soin de ne jamais conférer de dimension démonstrative au récit : tout reste nimbé d’une étrangeté profondément angoissante, le procédé du monologue permettant de piéger le lecteur dans la logorrhée des personnages. La parfaite maîtrise de la construction et la lucidité glaciale du regard font de ce Thanatos et de la trilogie qu’il referme une oeuvre plus ambitieuse et profonde qu’il n’y paraît, contemplation sinistre et immobile de la déréliction culturelle et éthique des sociétés modernes.