Près de vingt ans après sa publication au Japon, le roman de Murakami Ryû n’a rien perdu ni de sa force ni de sa pertinence : cette œuvre insolemment violente et foutrement bouleversante, loin d’être datée, prend même, sous le poids de quelques événements récents (gazage organisé des couloirs de métro japonais, attentats terroristes dans plusieurs pays occidentaux), des accents curieusement prophétiques. Le roman suit les destins de deux bébés, Hashi et Kiku, abandonnés dans une consigne de gare en 1972. Elevés ensemble dans un orphelinat puis adoptés par un couple du sud du Japon, ils s’initient (ou sont initiés) peu à peu à la violence et au sordide, pénétrant clandestinement dans un univers à la fois hyperréaliste et fantasmagorique, où se mêlent bande-dessinée et imaginaire urbain, et dont ils ne sortiront plus.
En grandissant, les deux enfants sont sans cesse ramenés au traumatisme de leurs premières heures, et trouvent dans l’agression et la marginalisation sociale un exutoire qui les libère momentanément de la prison intérieure où ils sont enfermés : Kiku, champion de saut à la perche, finira en prison pour avoir assassiné sa mère après l’avoir retrouvée par hasard. Hashi, quant à lui, après s’être prostitué dans les quartiers chauds de Tokyo, deviendra un chanteur de rock d’autant plus adulé par les foules qu’il sera plus ou moins gagné par la folie. Victimes, purs, les deux héros deviennent bourreaux, mais non moins purs pour autant : ils sont juste guidés, formés, modelés par ce qui les entoure, ce qu’ils ont subi, ce qu’on leur a appris ou caché.

La violence du livre, le tiraillement que ressent le lecteur augmentent au gré d’une montée en puissance saisissante durant laquelle Ryû, par-delà le biais habile d’une recherche identitaire et psychanalytique (chacun des deux enfants, en quête de la mère qui l’a abandonné, s’appuie sur un aîné protecteur-père de substitution), évoque systématiquement et cliniquement toutes les expressions d’une crise bien d’époque : à l’habituel constat social, banalisé et aseptisé par la presse hebdomadaire (couvertures du type « La perte des valeurs » ; « Riches-pauvres : le fossé s’agrandit » ; « Violence urbaine : le palmarès des banlieues les plus chaudes » ; « Catastrophes écologiques : quelle terre pour nos enfants »…), il rend toute son horreur, son atroce urgence et son insondable gravité.
Evoquant tout à la fois Orange mécanique (la thérapie visuelle et sonore que le personnel médical de l’orphelinat fait suivre aux deux enfants), Natural born killers (l’auteur est également metteur en scène : Tokyo decadence) et American psycho (le style, le propos, la manière, la force), ce roman résume en définitive cet inépuisable thème de la violence et de la morale (c’est-à-dire de l’a-moral) qui traverse quelques-unes des œuvres les plus importantes de ces vingt dernières années.
La traductrice du roman, Corinne Atlan, y voit une question plus rémanente encore : « quelle réponse la société moderne -pareille à une mère monstrueuse- a-t-elle su donner au mal-être de sa jeunesse ? Chez nous comme au Japon ou ailleurs, banlieues, chômage, matérialisme à outrance et vide spirituel sont quelques-uns des nombreux « casiers de consigne » où le monde aujourd’hui abandonne ses enfants tristes ». Il semble vraiment urgent de donner à Kiku et Hashi, petits-fils d’Alex et frères cadets de Pat Bateman, la place qui leur revient auprès d’eux.