Pour qui souhaite se confronter à un texte où la dégradation (psychique et physique) atteint des degrés insoupçonnés, où les pensées essentielles ne peuvent se bousculer que dans une solitude extrême, nul doute que Morphine constitue un spectacle saisissant. Comme toujours chez Boulgakov, le récit est autobiographie (l’inverse est aussi possible). Oubliant la satire, qui nourrit ses œuvres les plus denses, il fait également l’économie de la diatribe (on pense à ses pièces pourfendant la bureaucratie stalinienne) pour mieux se concentrer sur son sujet.

Récit d’une obsession – celle du morphinomane attaché à sa substance, « l’unique amie que j’ai au monde » consigne dans son journal le médecin Poliakov, sujet à une maladie dont le nom est tu tout au long de la nouvelle, et dont l’unique remède pour soulager ses douleurs s’appelle morphine -, ces quelque soixante pages traitent d’un suicide différé, d’une agonie programmée. Seule une mort violente saura en délivrer son personnage. C’est du reste une habitude des romanciers russes que de faire se consumer l’âme de leur protagoniste dans un coup de feu. Boulgakov n’y déroge pas. Les premières lignes nous en avertissaient : « Depuis longtemps déjà, les gens intelligents l’ont noté, le bonheur c’est comme la santé, il suffit qu’il soit là pour qu’on n’y pense pas. Mais passées quelques années et voilà qu’on s’en souvient, oh comme on s’en souvient ! » Dont acte.