La Révolution rêvée : un panorama détaillé de douze ans de vie intellectuelle française dominée par l’impératif révolutionnaire. C’est à l’atmosphère d’une époque qu’il faut se référer si l’on veut comprendre pourquoi tant d’intellectuels et d’artistes, parmi les plus brillants, ont pu, au sortir de la guerre, rallier le PCF et le révolutionnarisme. En 1944, le « parti des 200 000 fusillés » jouit d’une puissance d’attraction inégalée : auréolé de la gloire de la Résistance (parfaitement rentabilisée politiquement), il répond au besoin, plus urgent et plus légitime que jamais, de rénover radicalement un monde ravagé par les stigmates indélébiles du national-socialisme et menacé, depuis Hiroshima, par l’apocalypse nucléaire. Pour ceux qui ont vécu la Résistance, la Révolution vient prendre le relais d’un combat floué par une libération jugée décevante : décevante parce qu’elle ne semble pas à la hauteur des morts et des souffrances de la guerre (mais quoi pourrait l’être ?), décevante aussi parce qu’elle semble ressusciter le monde de la médiocrité petite-bourgeoise, comme si rien de définitif n’avait finalement eu lieu. Bref, une sensation de malaise règne, très semblable à celle qui avait assailli la génération précédente, au sortir de la Grande Guerre. L’extrême politisation des écrivains de l’époque est donc à comprendre comme « une continuation de la guerre selon d’autres moyens », en renversant la fameuse phrase de Clausewitz ; d’autant que la tension internationale est alors telle que la plupart croient l’affrontement est/ouest imminent. La guerre à peine interrompue semble prête à reprendre, entre les vainqueurs, sur les ruines du Reich.

C’est dans ce cadre qu’il faut appréhender la radicalité, la passion et l’absurdité des débats idéologico-littéraires de l’époque. On fait le procès de la littérature, jugée coupable du désastre de cette guerre. Ce qui aurait pu être un questionnement esthétique intéressant tourne cependant chez les communistes à un véritable réquisitoire hitlérien contre l’art dégénéré… Le nouvel écrivain se doit d’être « engagé » : l’infini débat lancé par Sartre commence. Débat digne d’un concile byzantin pour une religion de la littérature encadrant le messianisme révolutionnaire : la littérature doit-elle être engagée, dégagée, engagée-dégagée, consubstantielle ou transubstantielle à la Révolution ? Condamnant romantisme et surréalisme, le naturalisme est remplacé par le « réalisme socialiste » de Jdanov, dont le but est, sans rire, de dépeindre non la réalité objective du monde tel qu’il est mais la réalité du monde telle qu’il doit devenir ! Une véritable « guerre des gauches » fait rage entre existentialistes, surréalistes, communistes gallicans ou fidèles à Rome (c’est-à-dire à Moscou). L’opium des intellectuels rend parfois complètement débile, comme le montre cette citation d’Eluard : « Le mal doit être mis au bien. Et par tous les moyens ». On explique que la littérature étrangère infecte l’esprit français (Faulkner, Hemingway, etc.), et Roger Garaudy chante le héros bolchevik des temps modernes en décalquant presque mot pour mot l’uomo fascista de Brasillach. Les intellectuels communistes, eux, tentent de s' »abêtir » volontairement pour faire moins bourgeois.

On sait le goût de Surya pour la littérature « dégénérée » (Kafka, Bataille) et pour le désir de Révolution ; on aurait donc pu craindre que le conflit historique de ses grandes passions ne l’entraîne vers des justifications bizarres ou des condamnations véhémentes. Pas du tout : son livre, qui n’est pas organisé selon les règles d’une démonstration mais selon une chronologie des problématiques, a d’abord et avant tout une allure scientifique, ce qui peut en rendre la lecture ardue mais lui assure aussi une objectivité distanciée et une sérieuse rigueur dans la documentation. C’est au fil des phrases que l’auteur use de sa finesse critique, intransigeante, sans pour autant viser une thèse. Le théâtre reconstitué de ces débats d’idées suffit à dévoiler un pan complexe, riche et, pour tout dire, tragiquement comique de l’histoire intellectuelle de notre pays.