Il y a toujours quelque chose de profondément gênant dans le fait de commenter des romans consacrés à la Seconde Guerre mondiale. Quelque chose qui relève de la compassion, de l’autocensure, d’un respect presque docile pour la souffrance. Difficile donc de débarrasser une telle œuvre de toute l’émotion qui l’embrume pour ne la juger que sur sa seule valeur littéraire. Et pourtant.
Premier roman qui s’apparente davantage à un récit linéaire, La Grosse Marfa conte (c’est bien le terme) un épisode de la vie d’une femme juive, la narratrice Olga, déportée en Pologne, dans un obscur village du nom de Kutno où elle vaque aux consignes de ses geôliers, dont celle, insoutenable, d’interprète pour séances d’interrogatoire. Voilà pour le cadre. Puis, il y a Marfa la grosse, lingère polonaise en « free-lance », qui vient égayer, par sa bonhomie maternelle, sa langue populaire et son humanité estampillée « petites gens », le quotidien peu enviable de la narratrice. Puis, il y a l’adjudant Bjorka qui finit par s’enticher de l’énorme Marfa, le nébuleux lieutenant Sternhagen, le prisonnier ukrainien Batchenko et un porc (l’animal, pas le tortionnaire) qui porte le même joli nom que la narratrice. Puis, il y a surtout une sorte d’ennui culpabilisant qui gagne rapidement le récit, dès ses premières pages, et qui le contamine prodigieusement, au point de nous rendre tout à fait insensibles aux malheurs d’Olga.

Malgré certaines qualités de style indéniables, un authentique travail d’écriture, ce roman manque l’essentiel, c’est-à-dire l’horreur dans ses détails (notamment les scènes d’interrogatoire), l’horreur dans sa capacité à anéantir un cerveau, à détruire la toute petite part d’humanité qui somnole dans les plis de la conscience. Il aurait peut-être fallu s’attarder plus longuement sur la complicité objective entre la narratrice et ses matons (toujours ces scènes d’interrogatoires insuffisamment explorées). Ou mieux : s’attarder sur Olga qui se récite ses poèmes d’enfance du fond de sa soue, montrer qu’il s’agit là du seul exercice de salut dans une civilisation irrésistiblement déchue. Au lieu de quoi, Michel Robert traite en profondeur les clandestines et insignifiantes amours de Marfa et de Bjorka, comme si l’amour ou la possibilité du rachat avaient leur place à quelques pas d’Auschwitz. Là se situe, peut-être, « l’erreur » d’appréciation de l’auteur : en temps de guerre, il n’y a pas d’amour, d’oubli ou de vies qui s’adaptent à l’horreur, il n’y a que des fantômes. Mais l’auteur préfère évidemment nous rappeler, grâce à un irritant abus d’itération, qu’Olga a constamment faim, qu’Olga a en permanence des douleurs à l’estomac et qu’Olga ne mange que de la farine pour animaux (et non pas de la farine animale). Des affres gastriques que l’on peut aisément imaginer nous-mêmes sans que l’auteur ait à nous les préciser si souvent.
Voilà l’exemple d’un livre bien écrit qui rate son but pour avoir inverser la hiérarchie de ses thèmes, un livre qui rate par excès de pudeur. Mais aussi un livre qui possède l’incommensurable mérite de ne pas céder à la vague nombrilo-testiculaire des auteurs « tendance ». Hélas, à trop vouloir suggérer la violence, on finit parfois par la rendre complètement invisible.