Même quand Michel Houellebecq veut faire œuvre modeste, ce que semble être à première vue Lanzarote, il ne peut s’empêcher d’y mettre l’indispensable petite touche métaphysique qui rend la lecture de ses textes si motivante. L’histoire est celle d’un narrateur, alter ego désenchanté qui rate son réveillon et décide de partir pour Lanzarote, île volcanique des Canaries, où il rencontre un couple de lesbiennes allemandes, Pam et Barbara, et un touriste, policier belge, Rudi. Leur séjour s’achève par la décision de Rudi d’intégrer la religion des Azraéliens, secte ayant pour mission de préparer le retour sur terre des extraterrestres, et dont le centre spirituel est Lanzarote. La fin du roman distillera l’idée que le narrateur pourrait avoir fécondé l’une des deux Allemandes pendant leurs ébats sur une plage, tandis que Rudi et les Azraéliens seront poursuivis et condamnés pour pédophilie.

Lanzarote serait un roman millénariste : le réveillon du nouvel an est présenté par le narrateur comme le passage au nouveau millénaire (« Usage ou pas, 2000 commençait par 2, et ça tout le monde pouvait le voir ») ; le reste du texte représentant le devenir spirituel du siècle pour l’un, Rudi, jusque dans ses plus extrêmes conséquences (au procès, il dit : « Je n’ai jamais fait que du bien autour de moi… »), et l’absence de devenir pour l’autre, le narrateur. Rudi fait le saut vers la spiritualité quand le narrateur voit son jugement suspendu pendant un instant, puis reste sur ses positions dans un monde qui n’est plus. En effet, la conclusion opère une dissociation entre la poursuite de la vie terrestre du narrateur, sa possible paternité, son quotidien citadin très banal, et le parcours spirituel de Rudi. La fin de l’histoire de la secte est vécue strictement du point de vue du narrateur, qui assiste à la télévision aux comptes rendus du procès, très normatifs, montrant les Azraéliens sous leurs jours les plus convenus (le pédophile avec moustaches et lunettes, le gourou avec une vie de famille bien rangée), ce point de vue médiatisé renforçant un subtil sentiment paranoïaque. Comme si Lanzarote avait été le lieu d’une dissociation, d’un croisement de destins, le narrateur passant en quelque sorte à côté, ou tout près d’une expérience énigmatique, qui ne sera vue rétrospectivement que par le prisme déformant du média. Comme si le retour dans le monde signifiait aussi la rectification du point de vue, voire de la réalité.

On pourrait soupçonner en fait une réalité autre pour la secte, un monde possible qui ne sera pas visible, qui ne pourra plus être perceptible pour le héros. L’expérience immédiate d’une altérité et d’un champ de possibles que fait le narrateur sur l’île n’est plus possible dès lors qu’il revient dans le monde. La femme est ici l’élément qui le rattrape, qui le rattache à la matérialité de son existence, elle est celle qui lui change les idées, lui remet les pieds sur terre, en l’incluant dans un devenir humain, trop humain. La dissociation se fait sur l’île de Lanzarote comme lieu symbolique, lieu vierge, lieu de rencontre entre le temporel et le spirituel (qui sont des antonymes). Lanzarote est l’espace neutre, nettoyé par les éruptions volcaniques, où les déterminismes ne tiennent pas, où les possibles sont possibles, le temps de la visite. Ensuite, en quittant l’île, le narrateur et le lecteur retournent du côté du temporel, et leur vision redevient médiatisée, normée.

On peut aussi évacuer le mystère en se plaçant du côté du narrateur, son cynisme et son sens de la dérision, et ne voir dans cette histoire qu’une inconséquente anecdote de vacances, comme tendraient à le suggérer les photos de touriste que Houellebecq a ramenées de Lanzarote. Le narrateur dans ce cas resterait du côté de la vie, perçue comme continuation vide de sens, mais avec, et c’est nouveau, une sorte de bonheur apaisé dans le lent processus de mort. Lanzarote est donc équivoque, oscillant entre fait et énigme, entre réalisme social et possible dépassement, sans réelle résolution.