Après Programmes et manifestes par Ulrich Conrads, qui couvrait la première moitié du XXe siècle, Form follows fiction poursuit la même mission pour la période contemporaine (1960-1995). Dédié aux écrits d’architecture (manifestes, témoignages, théories…), le projet de Michel Denès consiste à mettre en résonance soixante-seize contributions parmi les plus marquantes et les plus représentatives. Pour y parvenir, cette anthologie s’est dotée d’une approche compilatrice originale. Agissant en géographe-botaniste, Denès emprunte à cette spécialité la méthode du « transect » pour étudier la faune bigarrée des littérateurs de l’architecture. Ainsi analyse-t-il « la distribution des espèces le long d’une coupe rectiligne » opérée dans un corpus aux larges contours et aux provenances multiples. D’Archizoom à Shadrach Woods, en passant par le prince Aga Kahn, Gehry, Borges ou Niemeyer, on y retrouve les stars de la discipline mais aussi des voix moins connues, et surtout des contributions extra-disciplinaires, célèbres ou inattendues. Mais en introduction à cette riche et croustillante collection, l’auteur nous prévient : dans une coupe, il n’y a, par définition, rien à jeter et cette photographie textuelle de l’architecture et du monde qu’elle construit les montre tels qu’ils sont, « c’est-à-dire le plus souvent insupportables, parfaitement irritants, et, en un mot, inacceptables ».

C’est précisément tout l’intérêt des « écrits architecture » dont Michel Denès note avec raison qu’ils ne sont pas suffisamment lus. Brillants ou médiocres, provocateurs ou suffisants, ils sont toujours éclairants et symptomatiques de l’univers que leur auteur contribue à édifier. Form follows fiction dit bien cette filiation et souligne les connivences ou les contradictions entre les textes et les œuvres aussi bien qu’entre les textes eux-mêmes et entre les œuvres elles-mêmes. C’est donc à une multiplicité de lectures croisées que nous invite ce livre, faisant le jeu du pluralisme et de la dialectique entre les thèses et les manifestes. Il est en effet passionnant de faire dialoguer Aldo Rossi et Rem Koolhaas, le premier proposant dès 1966 la reconstruction de l’architecture à partir d’une relecture de la ville, le second constatant en 1978 l’incompatibilité fondamentale entre une architecture restée statique et la grande ville fatalement soumise à de perpétuels changements ; de même avec la rencontre entre le « faut que ça saigne » de Coop Himmelblau et les notes déambulatoires de Jean Nouvel, analysant l’écologie comme nouvelle « éthique de la modernité », précédée de l’appel à saisir « la chance offerte par la technologie » signé par Hans-Peter Schwartz.

Cet ensemble révèle combien la tentative des architectes à diffuser un projet théorique voire utopique à travers d’autres médias que la construction n’est fructueuse que pour quelques-uns ; selon l’éditeur « les meilleurs restent ceux qui étendent leur réflexion architecturale au comparatisme culturel -le minimum attendu ». Mais bien sûr les meilleurs le sont d’autant plus aux côtés des autres, et il reste que cet ensemble montre à quel point chaque contribution nourrit la nécessaire réflexion sur la façon dont l’architecture contemporaine s’exprime dans notre société… et donc la manière dont cette dernière s’imprime dans la première.