Qui, aujourd’hui, lit Edmond Jaloux ? Henri de Régnier ? Jean-Louis Vaudoyer ? Emile Henriot ? Leurs noms évoquent une époque (l’entre-deux-guerres), parfois un livre (Les Occasions perdues pour Henriot, Les Profondeurs de la mer pour Jaloux, Les Vacances d’un jeune homme sage pour Régnier) ; on sait plus ou moins qu’ils n’étaient pas sans liens les uns aux autres, et qu’ils partageaient ce qu’on pourrait appeler une attitude (un dandysme sympathique et cynique que résume mieux que toute autre la phrase d’Henri de Régnier, chef de file de cette non-école : « Vivre avilit »). Mais il faut lire le Club des longues moustaches de Bulteau pour comprendre de quoi est vraiment faite leur manière et comment ils participent tous d’un même « mouvement » (à défaut d’un mot mieux approprié), si individualistes qu’ils fussent par ailleurs. Le premier à les avoir réuni sous une même bannière est Paul Morand, dans un article des Nouvelles littéraires paru en 1971 : c’est lui qui a poussé le poète et écrivain Bulteau à endosser le costume de l’explorateur bibliophile pour dénicher chez les bouquinistes du quartier latin les livres peu ou pas réédités de ceux que Morand a appelé les « longues moustaches ». Pas vraiment une école, donc : plutôt un « club », sans la connotation british du terme toutefois, une confrérie implicite et entendue, une main de « ces cartes que la littérature garde dans sa manche », selon la délicate métaphore de l’auteur. Des poètes décalés, romanciers subtils, hommes d’esprit à la répartie savoureuse, d’une élégance folle, hantant les salons littéraires et les lieux d’histoire (la longue moustache déambule volontiers dans les jardins de Versailles mais les quitte sans protester si c’est à Venise qu’il s’agit d’aller) ; ils goûtent l’après-midi en sirotant des vins fins, se parfument au vétiver, portent des vestons longs et des gilets à petits revers, sont irréprochables sur l’étiquette et la culture littéraire. Ce furent « des faiseurs de maximes », écrit Bulteau, et aussi « des moralistes » : Henriot n’admirait tout de même pas Vauvenargues pour rien. Autour des quatre piliers du club, « l’as » (Régnier) et les « trois rois », flottait une petite garnison de soldats que la postérité n’a pas mieux traité : Eugène Marsan, Abel Bonnard, Charles du Bos (on a cependant réédité son Journal voici quelques mois) et Francis de Miomandre, « un jeune homme du Second Empire et un surréaliste éventuel ».

C’est cela, le Club des longues moustaches : une promenade dans un monde disparu mais délicieux où les dandys ont encore les moyens d’assumer leur posture ; un dîner gastronomique à la tablée la plus exigeante qui soit, celle de « délicats qui obéissent aux mêmes rites », aimant « le XVIIIe siècle, l’Italie, la Provence, Stendhal, les bibelots ». « La littérature a été leur déraison d’être », constate sobrement Bulteau. Publié une première fois à la fin des années 1980, couronné par le prix Oscar-Wilde, ce petit joyau d’histoire littéraire semble avoir gagné en charme et en nécessité au fil des ans. Outre que l’écriture ciselée de Bulteau, pleine de sourires entendus et de formules qu’on aimerait retenir, change agréablement des platitudes vulgaires qui remplissent la plupart des livres d’aujourd’hui, la compagnie des longues moustaches donne à mesurer la distance astronomique qui sépare l’homme de lettres d’hier du branleur poseur d’aujourd’hui. Celui-ci connaissait ses classiques, avait le don du mot juste et ne jouait pas la comédie (« Régnier a été un amoureux fidèle de Venise. Un chevalier servant. Lorsque Barrès, D’Annunzio ou Suarès évoquent Venise, c’est toujours pour l’utiliser à des fins personnelles », note Bulteau) ; celui-là se donne un genre, s’appuie sur l’épaule de Proust en mâchant du chewing-gum ou transforme les librairies en salons de coiffure. « La faute suprême, c’est d’être superficiel », disait Wilde : c’est l’exergue choisie par Bulteau pour les quelques pages qu’il ajoute aujourd’hui à son livre sous le titre « Pour en finir avec le dandysme », justement. En quelques pages, convoquant Beerbohm, Jean de Tinan, Jean Lorrain, Théophile Gaultier ou Paul Léautaud, il renvoie sans le dire à leurs études les petits hommes blonds de notre époque et se demande si notre monde est bien fait pour les vrais dandys : « Les dandys ne tiennent plus le devant de la scène. L’aristocratie est morte, la bourgeoisie est toute-puissante. Le dandy, qui porte en lui l’achèvement de toutes choses, trouve ce monde trop lent, trop lourd ». Raison de plus pour faire revivre le monde de Régnier, celui de Jaloux et de Vaudoyer, fût-ce pour quelques pages. De ce point de vue, le Club des longues moustaches de Bulteau est un médicament contre la médiocrité des temps. A lire absolument.