Kanapa : le nom ne dira rien à la plupart des lecteurs de moins de trente ans, à l’exception, peut-être, de ceux qui ont eu la chance d’avoir des parents communistes. Jean Kanapa fut en effet l’incarnation de la face la plus noire et grotesque de ce que l’historien Marc Lazar a appellé la  » passion française  » de la deuxième moitié du siècle dernier : le communisme, ou plus exactement le stalinisme. On a l’impression que c’était à l’âge de pierre, alors que c’était hier, il y a moins de cinquante ans. C’était l’époque où Paul Eluard et Louis Aragon rivalisaient de génie servile pour dire leur amour à l’un des pires tyrans de l’histoire mondiale, le premier dans une Ode à Staline proprement hallucinante (« Et Staline dissipe aujourd’hui le malheur / La confiance est le fruit de son cerveau d’amour »), le second dans un poème publié dans les Lettres françaises et qui aujourd’hui encore fait froid dans le dos (« O Grand Staline, O chef des peuples / Toi qui fais naître l’homme / Toi qui fécondes la terre »…). L’époque où le même Aragon commet un texte d’une bêtise effarante pour célébrer le retour de Maurice Thorez d’URSS, dans L’Humanité, le 8 avril 1953. L’époque où ses Lettres françaises croient bon d’intenter un procès à un rescapé des camps de concentration soviétiques en l’accusant de mensonge. L’époque où on arrive à se persuader avec le charlatan Lyssenko qu’il y a une science bourgeoise et une science prolétarienne, et où on l’écrit sans craindre le ridicule dans les journaux. L’époque où quiconque n’est pas prosoviétique est aussitôt assimilé à un fasciste et traîné dans la boue, l’époque où tout le monde pouvait tout savoir sur l’horreur du régime russe (Janine Verdès-Leroux le montre dans Au service du parti, sa volumineuse étude sur le PCF et les intellectuels) mais préférait fermer les yeux, bref, l’époque où il vaut mieux « avoir tort avec le parti que raison contre lui », selon la sinistre formule consacrée.

Jean Kanapa a traversé ces décennies sombres en avant-gardiste du fanatisme pro-stalinien. A 28 ans, en 1949, ce cadre du PCF est propulsé rédacteur en chef de la toute nouvelle revue théorique du Parti, La Nouvelle critique. Il y jouera un rôle dans lequel son caractère glacial et ironique fera merveille : celui d’adorateur sectaire de Staline, d’inquisiteur intransigeant, de censeur général de tout ce qui s’éloigne d’un marxisme simpliste et accommodé à la sauce bureaucratique, de procureur sourcilleux des hérétiques, d’excommunicateur violent et manichéen, bref, de fanatique pathologique et absolu. Comment peut-on aller aussi loin dans la violence, dans la stupidité et dans l’aveuglement, lorsqu’on n’est pourtant ni sot ni contraint ? C’est la question que se pose Michel Boujut dans cette enquête extrêmement intéressante où il raconte sa découverte d’un vieux numéro de La Nouvelle critique, sa fascination immédiate pour le personnage de Kanapa et la plongée dans l’histoire du stalinisme français à laquelle elle l’a mené. La vie de Kanapa elle-même avait déjà fait l’objet d’un travail de recherche poussé (celui d’un ancien membre du parti, Gérard Streiff, dans sa thèse de doctorat) ; Boujut, dans un format bref et dans un style fluide et littéraire, propose davantage un récit personnel autour de « l’énigme Kanapa »et de ce qu’elle représente qu’une biographie au sens strict. L’énigme Kanapa, c’est celle de ce grand écart entre l’intelligence de l’homme et la crapuleuse bêtise de son parcours. Comme beaucoup de ses camarades, Kanapa était tout sauf un idiot : ancien élève de Sartre, auquel il aura ensuite des rapports aigres et ambigus, il jouit d’une formation philosophique solide et d’une assez belle plume, ainsi que le montrent ses textes politiques, violents mais brillants, et quelques tentatives romanesques sans génie mais honorables. Comment a-t-il pu se compromettre à ce point avec le mensonge le plus monstrueux du siècle dernier ? Quelles gratifications trouvait-il en contrepartie, quel confort matériel et mental ? Quels mécanismes conduisent ainsi à l’aveuglement volontaire, au terrorisme intellectuel et à la plus insoutenable violence ? Voilà les questions et les enjeux du livre de Michel Boujut, questions dont il est inutile de souligner l’actualité. Par-delà le cas Kanapa, c’est une pente toujours tentante pour l’esprit qu’il interroge en fait ; pente sur laquelle Kanapa s’est laissé glisser avec une jubilation effrayante et d’autant plus saisissante que fièrement revendiquée. « Nous avons fait du terrorisme, car nous jugions que c’était nécessaire. Nous n’étions quand même pas venus au communisme pour ça ! » lui dit Arthur Kriegel. Réponse de Kanapa, froide et définitive : « Parle pour toi ».