David Lodge et Julian Barnes se font rares ? Pas grave, il y a Michael Frayn. Criminellement méconnu en France, où seule une partie de son théâtre a réussi à débarquer, ce polygraphe sexagénaire touche-à-tout (journalisme, traduction, scenarii) est aussi un brillant romancier dont cette savoureuse traduction fait espérer une importation massive, car il reste beaucoup à faire. (Pour être exact, il y a déjà eu deux tentatives, mais elles datent respectivement de 1969 et 1990, ce qui est assez inquiétant.) Aussi palpitante qu’hilarante, cette épaisse comédie typiquement anglo-saxonne mélange des ingrédients dont seuls les Anglais de sa génération savent tirer quelque chose : une érudition écrasante brillamment appréhendée comme clé de l’intrigue, une série de rebondissements burlesques où l’on tombe comme dans un panneau, des protagonistes qui ne sont pas les caricatures que l’on croit et parmi lesquels on trouve, comme d’habitude, quelques universitaires sympathiques. En l’occurrence l’aimable couple que forment Martin, philosophe (son sujet du moment : l’impact du nominalisme sur la peinture du xvie siècle aux Pays-Bas), et Kate, historienne d’art, en route vers leur maison de campagne avec bébé, à la recherche d’un peu de tranquillité, d’air pur et d’inspiration (leurs bouquins en cours patinent un peu). Le tableau est plaisant (de la boue, une cuisinière en panne), les portraits délicieux et les discussions irrésistibles : la suite ne décevra pas. Là-dessus se pointe Tony Churt, un voisin couvert de tweed brun élimé, qui invite nos érudits à dîner dans son château délabré, histoire de soumettre à leur expertise quelques bijoux de famille (trois ou quatre tableaux anciens) dont la vente rétablirait peut-être sa situation financière. Car ses projets du moment (un élevage de faisans ou une piste de motocross dans le jardin) sont plutôt aléatoires, comme le pense son épouse, une jeune femme pleine de charme à qui Martin plaît d’ailleurs beaucoup.

Parmi les œuvres que possède Tony Churt, Martin repère un petit tableau qui sert à boucher un conduit de cheminée : il ne lui faut que quelques secondes pour reconnaître un Bruegel -ou penser en reconnaître un. « Bien des trésors, parmi les plus précieux, ont disparu au cours des siècles. Je crois que j’ai retrouvé l’un d’eux. » Pas question de laisser moisir le chef-d’œuvre dans le château en ruine des hobereaux du coin. Trois cents pages durant, Martin va échafauder les plus acrobatiques stratagèmes pour se l’approprier, au vertueux prétexte que sa place est dans un musée d’une part, avec l’arrière-pensée que sa vente lui rapporterait des centaines de milliers de livres d’autre part. Le roman part en roue libre, tout en combines invraisemblables, événements imprévus et digressions iconographiques et/ou iconologiques (vous connaîtrez la différence en lisant le bouquin). Pour s’assurer de la solidité de son intuition, Martin nous emmène en effet à la British Library, au Victoria & Albert Museum et partout où l’on parle du grand peintre hollandais, de querelles de spécialistes en analyses iconographiques religieuses (le genre de connaissances qui, convenez-en, manque à votre culture générale) : doublé de cours très complets sur l’histoire des Pays-Bas de l’époque, ces longs paragraphes pourraient être franchement pénibles. Il n’en est rien : avec une maîtrise quasi policière des ficelles de l’intrigue, Michael Frayn distribue la solution de l’énigme et son dénouement dans ces pages érudites autant que dans les scènes d’anthologie qui truffent le récit (marchandage surréaliste entre Martin et un marchand de tableaux dans un parking londonien, course-poursuite en Land Rover avec un Giordano de 4 m dans le coffre sous une bâche puant l’urine de mouton), le romancier se faisant d’ailleurs moraliste pour montrer comment l’amour de l’art et celui du lucre se tiennent la main. Documentée mais burlesque, érudite mais irrésistiblement comique, cette comédie artistique, morale et policière impose enfin le romancier Michael Frayn de ce côté de la Manche. Vivement la suite.