Après Les Gardiens de la vérité et Les Profanateurs, l’irlandais expatrié Michael Collins clôt avec Les Ames perdues sa trilogie du Midwest : on y retrouve une ville de l’Amérique profonde, sans avenir et condamnée à disparaître lentement dans un inextricable marasme, autrement dit le destin d’une Amérique dont les rêves de puissance, de gloire et de réussite facile s’envolent, liés à jamais à ces endroits désertés et désormais sans espoir. En ouvrant son roman sur la mort d’une fillette, abandonnée sous un tas de feuilles mortes le soir d’Halloween, Collins pointe la perte d’humanité de communautés qui ne savent plus en quoi croire. Ville perdue, indigence crasse : chez Collins, les destins se mêlent dans une même errance. Un bref éclair semble parfois rappeler qu’autre chose est possible, mais une sorte d’aveuglement collectif ramène toujours à la même grisaille. Incapables de s’imaginer un avenir, tous ses personnages se découvrent coupables, incapables de redonner à leur vie un nouvel élan, incapables de retrouver foi en eux : il n’y a pas d’avenir et personne ne viendra les aider. Trop noir, Collins ? Il s’en défend : je continue, dit-il, à raconter un monde que je ne connais que trop bien (voir notre entretien). Ses pages sur ce monde-là sont parfois extraordinaires : il excelle à décrire des lieux symptomatiques d’existences brisées (rues anonymes, maisons délabrées, banlieues sombres), des motels qui se ressemblent tous, des préfabriqués où des voyageurs de commerce usés viennent se suicider. Le parc autour des chutes du Niagara rappelle un autre temps ; la ville se recroqueville sur elle-même pour mieux oublier l’extérieur et retenir encore un instant ses dernières illusions. Seuls les centres commerciaux, imperturbablement, fleurissent encore au milieu des champs.

Héros désarmant, Lawrence prend lentement conscience des failles de ce monde qu’il a l’habitude de subir. A l’échec de sa vie personnelle fait écho celui de l’enquête qu’il aimerait résoudre : enquête sur cette fameuse fillette morte, pleine d’enjeux politiques locaux qui l’écoeurent, mais qu’il refuse d’oublier. Par respect pour l’enfant et pour sa mère, et parce que « dans tout le pays, des femmes comme elle vivaient seules, abandonnées, avec des enfants. Son existence disait indirectement l’état fragmenté de nos vies, le point faible d’une société où presque un mariage sur deux se terminait par un divorce. Nous vivions avec une génération d’enfants perdus. C’était un monde de tristesse et de solitude. Je pense qu’aucun d’entre nous ne voulait vraiment affronter cette réalité ». De toutes façons, lui n’a plus vraiment le choix. Sous la plume de Collins, Lawrence reconnaît que, parfois, nous pouvons être nos pires ennemis : quand l’identité personnelle s’efface au profit d’une identité collective, les habitants de ces villes perdues ne sont plus « qu’une des communautés américaines les plus stéréotypées dont c’est le titre de gloire, une population blanche trop grosse, test pour les grandes sociétés d’alimentation ». Rien de plus terrible que ce constat : « Nous étions l’inconscient collectif ». Rien de plus triste que la dernière image qu’agite Collins, comme un adieu : des silhouettes de vieillard apeurés errant au milieu des allées d’un centre commercial, offerts comme les ultimes mirages d’une société perdue.