Un récit fantôme, une lente descente aux enfers, des images obsédantes. Avec cette histoire de frontières, Mélanie Wallace frappe fort. Le mythe toujours porteur du rêve américain est ici allègrement massacré, et avec lui toutes les illusions civilisatrices, toutes les hypocrisies colonialistes. Dans ce poste abandonné, quelque part loin des routes migratoires, face au vide, face à la menace omniprésente d’un surgissement de sauvagerie incontrôlée qui ne vient jamais (même les animaux, à l’exception des mouches qui envahissent tout en une marée noire, le temps d’une scène particulièrement étouffante, ont déserté les lieux), les hommes abandonnent lentement leur humanité. Bien sûr, on pense au Rivage des Syrtes ou au Désert des Tartares : il y a l’attente, insoutenable, la promesse de quelque chose qui va arriver. Mais Mélanie Wallace raconte sans distance, sans vide, sans longueurs. Elle greffe sur ce fond de veille, en pure perte, des sentiments d’une extrême violence. Dans son décor, aride, caricatural, ce fort au limites extrêmes du désert et sa cavalerie, elle campe des oubliés de la civilisation rendus impuissants par le temps, l’éloignement, minés par les épidémies, les désertions, le manque de nourriture, l’absence d’espérance. L’ennui. Les soldats du poste 2881 sont une garnison en détresse, un îlot perdu au milieu du néant, un ramassis d’hommes aux passés troubles, convaincus de leur supériorité sur le reste du monde, qui sombrent dans la barbarie. Ici, à leurs yeux, les perdants sont ceux qui prennent encore le temps de s’arrêter pour penser, réfléchir, se colleter à la vanité de l’existence, des ordres et de la rigidité militaires.

Ne manque pour faire exploser cet équilibre fragile qu’un élément déclencheur. C’est chose faite quand une patrouille ramène au camp deux femmes, arrachées aux sauvages (lesquels seront éradiqués peu après). L’une d’elles est un pantin, caricature de femme cherchant à tout prix à rentrer dans les codes d’une société dont elle a été retirée de force pendant plusieurs années. Elle incarne presque malgré elle l’hystérie, la médiocrité, l’ignorance, l’aliénation, l’hypocrisie, le factice. La seconde, Abigail, inséparable d’un curieux cheval aux reflets bleutés (Blue horse dreaming, le titre du roman en anglais), est complètement différente. Après un temps d’opposition, elle s’est intégrée à la communauté de ceux qui l’ont enlevée, s’est mariée, a eu un enfant et porte le deuxième, qui s’apprête à naître. Murée dans son silence, elle symbolise les mirages d’un monde meilleur, porte les clichés d’un Eden disparu. Son passé, dévoilé par bribes, prouve que ce qu’on nomme barbarie n’est pas toujours là où croit. Où commence la folie ? Où s’arrête la raison ? Les frontières s’effacent entre bien et mal, tout système manichéen est voué à l’échec. Ainsi le Major Robert Cutter, qui commande la garnison et dont la silhouette hante tout le texte : un homme depuis longtemps détruit, rongé par son passé, avec un fils trop fragile, écrivant le soir des lettres à sa femme sans jamais les lui envoyer, incapable d’exécuter les ordres qu’il reçoit et qui vont à l’encontre de sa perception profonde de l’humain. Cutters, d’une indéfectible loyauté à des sentiments trop élevés, sa conception de la loyauté, sa droiture. Ou Cole à ses côtés, maréchal ferrant silencieux ignorés par les soldats (il est noir), qui parle aux animaux et lit dans les esprits. Dans cet univers en déshérence, incapable de se poser les bonnes questions, les deux hommes sont les seuls à sentir ce paradoxe de la culture, à comprendre la rupture qui s’opère chez Abigail, à envisager sa perte.

Du texte, on garde une impression de puissance, autorisée par un lyrisme rarement outré, une justesse de ton remarquable, même dans les descriptions les plus crues. L’impact visuel, physique, de certaines scènes, rend nauséeux, tant ce monde qui sombre est donné à portée de main. « Dans ce dernier avant-poste avant une frontière sans fin qui est davantage notre ennemie que même les sauvages, notre mission, telle que je la conçois aujourd’hui, est peu claire. Compte tenu de notre situation précaire, il me semble absurde de perpétuer désormais l’existence de l’Avant Poste 2881 ». La civilisation disparaît, ses représentants sombrent, toute forme de communication s’efface. La cohabitation forcée, la peur, conduisent au drame. Cutter fait son bilan, Bien, Mal : « Bien : je suis un homme. Mal : je suis de moins en moins l’homme que j’ai cru être. Bien : je suis vivant. Mal : je ne connais plus la différence entre la vie et la mort. Bien : je commande un avant-poste sur la frontière. Mal : je commande un avant-poste sur la frontière ». Ici, sans complaisance, on traite des idées d’humanité et d’inhumanité, de déshumanité, de la perte des idéaux, de la honte et de la dignité, de l’indignité. Dans le dernier endroit sauvage d’une nation en construction, au bord de ses dernières marges floues, s’impose le tableau d’une aliénation majeure.

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