Max Stirner, apôtre de l’égoïsme et pionnier de l’anarchisme moderne ? Non : on a lu L’Unique et sa propriété de différentes manières, on y a vu le programme anticipé de plus d’une position politique. Mais il n’a pas été écrit pour répandre la Bonne Nouvelle. Il n’annonce pas l’Homme Nouveau, l’individu enfin libéré de l’asservissement religieux, moral et politique. Sans qu’on sache pourquoi, sans prêche révolutionnaire, Stirner nous décrit sa vision du monde, barbare.

« En attaquant les pensées, c’est ma peau que je défends », écrit le sage professeur Stirner, ancien élève de Hegel. Son texte est une réaction épidermique aux « fantômes ». Quel que soit leur vêtement, les fantômes ont en commun de me hanter, de me posséder, de m’aliéner. Stirner les connaît pour s’être longtemps laissé berner, mais il ne les croit plus : leurs « devoirs absolus » sont toujours des obligations relatives au désir masqué d’individus égoïstes. Pas question de leur obéir, puisqu’ils négligent ce qui seul a de la valeur (mais ce mot est déjà un fantôme) : « Moi, l’Unique ».
Adieu, donc, à ces « idées fixes » qui gouvernent les individus et capturent leur volonté. « Je » ne m’exalte plus pour des valeurs sacrées et intouchables. Stirner supporte mal les discours de la société des « Libres » dont il est un membre attentif, notamment ceux des frères Bauer. Tous croient penser sans entraves, mais trahissent la présence de nombreux fantômes. Stirner s’attaque donc moins aux anciens fantômes de la religion (« le nom de Dieu ne peut pas nous imposer des pensées drôles ») qu’aux nouveaux : des idées « affranchies » et rationnelles qui voudraient nous faire souffrir en leur nom, ou mourir. Ainsi, il ne suffit pas de dire avec Feuerbach que « Dieu » est une invention de l’homme : ce serait déplacer la divinité, de Dieu à l’Homme, et non la détruire. L’homme est une fantaisie de mon invention, pas une norme de mon comportement. Je suis infiniment plus qu’une occurrence d’Homme, je suis l’Unique, l’Impensable, qui n’accepte pas qu’on recouvre sa peau d’habits universels. « Seul le non-penser me sauve des pensées » et maintient l’existence inaliénable de « ma chair ».

Ainsi meurt le respect. Les « airs connus » ne me font plus céder sur mon désir, pas même les chants, funèbres, de l’Amour, de la Fraternité, de la Liberté ou de la Justice. Les idées n’existent jamais seules, elles appuient une stratégie de pouvoir : elles imposent l’oppression, la domination, l’exploitation, jusqu’à nous les faire aimer. Elles annulent la violence de tout rapport social, ou la masquent. L’omniprésence de la force me retient d’adorer la Nation des bourgeois, la Société ou le Peuple des socialistes. Je ne crois pas au Mérite, qui autoriserait à exploiter sans fin les travailleurs affamés. Je n’écoute pas non plus les communistes, qui stigmatisent la paresse comme si c’était un péché. « Je n’ai mis ma cause en rien », et je refuse tout ce qui interdirait à mon individualité de répondre autre chose que présent. Je ne dois rien à personne, puisque le Devoir et le Droit sont aussi des fantômes, aux mains de la machine répressive de l’Etat, « la police ». Ainsi, puisque toute Propriété « légitime » est l’effet de la force, Proudhon a raison : « La propriété, c’est le vol ! » Mais on ne le dira pas au nom d’une autre légitimité : Stirner ne rejette pas l’appropriation, il réhabilite le vol ! Tant que la puissance est dans mes mains, le monde m’appartient.

Loin d’être un juste ou un saint, Stirner est un anarchiste primitif et égoïste. Pour lui, seul l’exténué est désintéressé, et seul le lâche est vertueux. S’il dénonce, ce n’est pas pour la Vérité ou contre l’hypocrisie. Il cherche seulement à n’être pas dupe d’altruismes prétendus et à ne faire le jeu de personne. Cette vision sans concession est éminemment solitaire : puisque la connaissance d’autrui est impossible, l’amour n’est qu’un argument. Entre individus, on ne peut franchement envisager qu’une association d’intérêts, ponctuelle et sans promesse. Au lecteur de décider s’il opte pour l’égoïsme masqué, l’égoïsme brutal, ou s’il préfère jeter le livre et l’oublier.