Voici, imaginé en 1968 par Maurice Pons et réédité aujourd’hui au Dilettante, le premier et unique héros littéralement et proprement deleuzien que l’on ait rencontré à ce jour en littérature, être de métal et de passions, « machine désirante » d’une lumineuse exemplarité. Tout commence lorsque Sébastien, encore jeune, sniffe un boulon qu’on délogera avec peine de sa narine ensanglantée ; il se soudera ensuite solidement les lèvres à la rambarde métallique d’un balcon lors d’une nuit de grand froid. Successivement cancre inactif, apprenti sans avenir, militaire planqué puis employé modèle, Sébastien compensera les douloureuses disconvenues de sa vie sentimentale (une série de pitoyables amourettes sans lendemain) et sexuelle (un saisissant néant à peine ébranlé par des regards juvéniles gourmands et une rencontre payante avortée) par une très satisfaisante harmonie automobile qui l’amènera finalement au bonheur.
Ses amours d’huile de vidange et de métal chromé le poussent ainsi à de curieux ébats (vingt et un jours de conduite ininterrompue à bord de sa 403 afin de joindre l’ensemble des préfectures du pays dans leur ordre alphabétique, Corse exclue -37 891 kilomètres au total) et, pour finir, à la passion décisive dont rêve secrètement tout un chacun. L’amour absolu. Une torpédo d’âge mûr avec laquelle il sublimera sa sexualité, atteignant enfin la plénitude. Il l’aime tant qu’il finira d’ailleurs par la bouffer, châssis et pneus compris, jusqu’à la dernière soupape : lui devenu elle, elle devenue lui, il démarrera en trombe pour aller se crasher la calandre contre un tronc au premier virage. Bêtement, mais passionnément.

Dans cette petite farce délicieusement écrite, d’un ton badin et prompt au calembour léger, Pons joue des codes habituels du thème de la civilisation automobile, d’habitude pourvoyeur de pages cliniques (J.G. Ballard : Crash) plus que de contes naïfs, poussant à son terme l’image un brin éculée de la relation virile du mâle à sa tôle (récemment reprise dans un spot publicitaire pour une huile magique). De la cuisse féminine langoureusement parcourue de la paume à l’aile automobile sensuellement passée à l’éponge, le pas devait être enfin franchi, et Pons l’a fait. Et, tout comme chez l’Irlandais Flann O’Brien, les facteurs qui passent leur vie sur un vélo finissent par devenir un peu des bicyclettes (tandis que le taux d’humanité de la bicyclette ainsi montée s’accroît d’autant, en vertu d’une théorie d’échange atomique enfantine -cf l’hilarant « Troisième policier »), Maurice Pons conclut à l’harmonie totale du héros à sa machine : d’une disposition gastrique peu commune, Sébastien mangera donc sa compagne dans un festin mécanique de dix pages qui mérite pour lui seul qu’on lise le livre entier (et qui, au demeurant, lui donne un joli titre ; la première édition était intitulée La Passion de Sébastien N., une histoire d’amour).
Le péché de chair tient du passé ; l’orgasme moderne se vit dans la jante. Le garagiste se fait souteneur, la boutique d’accessoires, sex-shop. Tout cela est admirablement amené, piquant et pathétique à la fois, d’une ironique lubricité… Roulez, jeunesse.