Si Cosmos Incorporated renoue a priori avec le genre qui avait rendu Maurice G. Dantec célèbre (pour le dire vite : le cyberpolar métaphysique), ceux de ses lecteurs qui avaient été déroutés par Villa Vortex ne seront sans doute pas rassurés par un livre qui s’impose davantage comme la suite prospective et déclinée de ce roman que comme un retour aux Racines du mal. L’histoire se situe en 2057 : le futur est toujours un laboratoire pour Dantec, laboratoire où il met en scène sa vision de l’apocalypse politique et spirituelle plutôt qu’un simple trip cyberpunk. Le background géopolitique de Cosmos Incorporated est éloquent et fera sans doute grincer certains des dents : à la suite d’un grand Djihad dévastateur, le monde est dominé aux deux tiers par « l’UMHU », sorte d’appareil onucratique omnipotent digne du Meilleur des mondes. Sa devise : « Un monde pour tous. Un dieu pour chacun ». Le troisième tiers, qui comprend l’Europe toute entière, est sous le joug de la Charia. Après avoir disséqué dans Villa Vortex la décomposition de la polis, en prolongeant les réflexions de son journal sur un autre mode, Dantec en prophétise aujourd’hui le résultat : deux tyrannies mises en parallèle, celle de la théocratie coranique et celle du relativisme absolu. Dans cet univers qui tente de préserver la paix grâce à un concordat fragile entre ces deux totalitarismes, les religions dites « intolérantes » sont déclarées illégales : l’islam terroriste, le judaïsme et, bien sûr, les christianismes catholique, orthodoxe et évangélique.

Dans cette époque terminale et archéo-futuriste où la science elle-même est dévolutive (ses plus grandes découvertes appartenant au passé), l’ultime espoir tient dans la possibilité de s’échapper de la Terre pour rejoindre les colonies spatiales en obtenant un billet pour un vol à bord de l’une de ces vieilles fusées du début du siècle qu’on maintient tant bien que mal en état. Plotkine débarque à Grand Jonction, territoire indépendant qui fonctionne essentiellement sur cette économie de l’exil, avec une mission : tuer le maire de la ville. Sa mémoire ayant été effacée pour déjouer les détecteurs de mensonges lors du passage en douane, son individualité se reconstitue à mesure qu’il élabore la stratégie de son crime, aidé par un processeur pirate surpuissant implanté dans son cerveau, Metatron. Seulement voilà : une des constantes scénaristiques de Dantec est qu’une faille vienne faire exploser le plan établi, comme un virus qui saborde un logiciel. Ici, le virus, c’est le Feu de la Parole divine : il remet en cause l’identité et les buts du tueur à gages et, comme dans Villa Vortex, saborde la narration elle-même, réencodée de l’intérieur par une permutation de tout ce qui a été énoncé jusqu’alors. A la moitié du livre, l’excellent scénario de cyberpolar mis en place par l’auteur est donc totalement subverti : et si Metatron n’était pas un processeur mais un Ange ? Et si Plotkine n’était qu’un personnage narré par un esprit supérieur ? Et si le seul ciel à atteindre ne nécessitait pas la combustion d’un réacteur de fusée, mais sa propre combustion ?

On l’aura compris : là où Villa Vortex était politique et initiatique, Cosmos Incorporated est futuriste et totalement mystique. La reconfiguration complète d’une narration dynamitée s’appuie sur une idée forte et cohérente et s’intègre parfaitement à la structure globale du roman : il s’agit pour Dantec de faire se croiser les différentes dimensions du Logos -Parole et écriture- en connectant les démiurgies. Ce dont rêve le romancier, en définitive, c’est que l’écriture rejoigne la puissance du Verbe pour inverser les schémas involutifs et sauver un monde lui-même inversé par l’arraisonnement à la technique. De là les figures qu’il invente à rebours de la Chute, comme cette androïde qui se déprogramme pour être baptisée alors même que les hommes sont devenus des robots sans âme.

Ce roman est donc bien celui d’un « catholique du futur », mais la conversion religieuse de l’auteur, si elle reconfigure tous les domaines divers mis en tension dans son œuvre à l’aune de la révélation chrétienne, n’en abolit finalement aucun. Dantec continue d’évoluer par « surplis », pour reprendre ses métaphores deleuziennes : non pas linéairement, en traversant des étapes, mais par synthèses successives qui produisent de nouveaux chocs. En utilisant les techniques narratives du polar et l’univers prospectif du cyberpunk pour déployer une théologie gnostico-scientifique entrecoupée de fulgurances rock, sa littérature éclatée et disjonctive risque de se révéler de plus en plus difficile à suivre, mais aussi de plus en plus fascinante à décoder. Bien que son écriture souffre encore de facilités stylistiques et d’une avalanche de références parfois poussive, ses imperfections sont comme absorbées par le processus de création dément dans lequel elles s’inscrivent. Un processus qui demeure l’un des plus osés, ambitieux et excitants de la littérature francophone contemporaine.