War… Une guerre d’un nouvel âge est annoncée. Conjugaison du feu (Héraclite) et de la glace (Nietzsche), elle sera soutenue par une technologie dont nous ne faisons, pour l’instant, qu’entrevoir la portée. L’époque est résolument virale. Sur des territoires encore inexplorés par l’homme, s’affrontent différentes sectes et groupes armés. Là, Toorop, mercenaire vieillissant, ancien (nous sommes plongés en 2013-2014) du conflit dans l’ex-Yougoslavie (souvenez-vous, c’était il n’y a pas si longtemps, le coup d’accélérateur donné au déclin de l’Europe), accepte une mission très spéciale : la protection d’une femme, Marie Zorn, psychotique, schizophrène, et dotée d’un cerveau engendrant des « fleurs-phallus », soit « une nouvelle créature transformiste qui semblait pouvoir se constituer autant de personnalités que possible ».

Babylon babies constitue une porte d’entrée panoramique et surréelle sur l’avenir. Mais comme chacun sait, l’avenir n’existe pas, c’est l’auteur qui le créé et lui donne toute sa véracité. Toujours en proie à sa tangente apocalyptique (on se reportera à la scène de carnage à Montréal), Maurice G. Dantec laisse aussi les anges intervenir dans son récit. L’action alors se précipite. Et l’auteur se délecte des vérités qu’il suscite -il met en pratique sa théorie de l’interprétation de l’écrit par le lecteur lui-même, qui engendre ainsi ses propres émotions. Dans cette technosphère où se compose sous nos yeux une nouvelle identité humaine (« l’identité n’est qu’une variable provisoire »), réunion de la chair et du silicium, les sentiments ont aussi leur place : l’emploi récurent de l’expression « nom de Dieu » le prouve assez. Tout comme les attaques contre ceux qui oublieraient « quelque peu les contingences particulières des hommes. Rien de prévisible. Des accidents. Des processus de production secrets où le désir en découd avec le hasard. »

Maurice G. Dantec ne se soucie pas de vraisemblance logique, puisqu’il appartient déjà à un autre ordre logique. Il n’est pas non plus ce vampire caricatural se nourrissant des œuvres des autres avant d’en recracher sa vision. Il absorbe, tisse des liens, dresse des faisceaux de concordance -multiartiste par excellence- puis élabore de nouvelles données : ici, le récit est travaillé en fonction des nouvelles images du corps et de la pensée. Une méthode mise à l’épreuve, dans leur domaine, et de manière sensiblement analogue, par des artistes comme David Bowie ou U2 (qu’il cite). Messager de « Nouvelles Ecritures » -dont l’auteur se doit d’assurer la « communication »-, il transcende les genres. Cette lucidité nous paraît encombrante pour un seul homme (il est en effet bien seul dans les lettres françaises !). On aimerait, pour se rassurer, la confondre avec de la paranoïa.

Mais il s’agit plutôt d’un esprit clairvoyant, conscient des enjeux à venir et sachant déceler derrière la saturne paisible qu’on nous déverse à longueur de temps (média, discours lénifiants, etc.) le basculement qu’opère le monde. Bref, il abat en quelque sorte la citadelle de la raison, ouvrant un champ prospectif (et spéculatif par l’appropriation de données divulguées par des physiciens, des biologistes ou des philosophes tel Deleuze) que l’on pourrait qualifier de délirant si l’histoire ne nous avait pas enseignée que ces prétendus « délires fictionnels » se réalisent parfois. Mais c’est aussi entre les lignes qu’il faut le lire : chercheur, ensorceleur, par son art de « perdre » le lecteur tout en maintenant son esprit constamment éveillé, Maurice G. Dantec est un écrivain non dénué d’humour face aux créatures qu’il fait évoluer. Et l’on peut imaginer sans mal que sa fugue la plus merveilleusement agencée reste encore son œuvre à venir.

Babylon babies occupe donc tous les territoires : aventure, espionnage et anticipation. Littéralement hallucinant, explosif par son dispositif de perspectives obliques, et soutenu par une énergie vitale et un souffle épique, il se révèle indispensable pour saisir ce qui est devenu, dans l’époque qui est la nôtre, l’objet d’un véritable scandale : la naissance d’un talent (en ce sens où il confirme et amplifie -notamment par la manière dont il s’en différencie- la réussite de La Sirène rouge et des Racines du mal).