A priori, Mary Woronov a tout de l’intellectuelle underground du cinéma hollywoodien : une sorte de phénomène à elle toute seule, étrange personnage dans le système. qui rencontre Andy Warhol alors qu’elle n’est qu’étudiante et intègre très jeune le cercle d’artistes de la Factory. C’est sous la direction de Warhol qu’elle commence sa carrière d’actrice, jouant dans plusieurs de ses films avant de poursuivre une carrière atypique à Los Angeles : actrice occasionnelle, elle est aussi scénariste, réalisatrice de fictions TV et peintre. Elle entre tardivement en littérature, d’abord par ses mémoires (Swimming underground, en 2000, qui retrace ses années à la Factory), puis avec Snake, son premier roman. Au rythme haché de ses quinze chapitres, Snake est un texte original, nourri à la fois des poncifs du roman noir traditionnel et du road trip à l’américaine. On pourrait très bien être chez Lynch, mais on n’y est pas tout à fait : on va ailleurs, dans un univers où le vent fait parler les arbres tandis que les paysages défilent. Personnage singulier, fragile et mystérieux, Sandra a un visage immobile qui fascine ceux qui la rencontrent, une immobilité glacée qu’elle transmet à ceux qui l’approchent, une absence de sentiments et de sensations qui l’enferme dans l’univers qu’elle s’est construit du temps de son enfance. Une enfance passée entre une grand-mère paysanne qui l’a élevée et une mère ancienne beatnik, devenue femme parfaite dans l’Amérique consumériste et que la fillette n’a retrouvée que pour mieux la fuir. Fuir vers les lumières de Los Angeles, où elle disparaît dans l’obscurité des clubs, la drogue et la luxure.

Sandra fille perdue se retrouve dans un univers sans pitié où son mari, vieux sadomasochiste camé et possessif, devient emblématique de ce à quoi elle veut mettre fin. Elle s’éveille une nuit pour le trouver mort, assassiné par Luke, un dealer aux yeux jaunes qui l’emmène dans sa fuite à travers le pays, poursuivi par la mafia, la police et sa propre famille. Très vite on se perd : où est la vérité ? Où commence le mensonge ? Sandra s’enfonce dans son univers intérieur, écoute le vent, les arbres, les corbeaux et le désert, personnages à part entière qui lui tiennent compagnie. De loin préférables, malgré leur étrangeté, aux rêves qui la hantent : un hôpital, des sœurs en cornettes, des médecins inquiétants qui cherchent à élucider les raisons d’un meurtre et de sa folie… Mary Woronov emmêle à loisir les fils du réel pour tisser la trame de son récit. C’est d’autant plus intrigant et sombre que tout, même le plus invraisemblable, trouve finalement son explication dans « les faits », nus et sans fards, qu’elle expose juste avant d’achever son texte, laissant le voile retomber sur son personnage fascinant et fasciné, oscillant sans cesse entre folie douce, onirisme décalé et séduction dangereuse. Snake est un étrange petit roman dont le principal attrait réside dans cette bascule douce qu’il opère entre la réalité et nos mondes intérieurs. Comme s’il suffisait, pour s’évader, d’écouter les arbres murmurer.