Les Lettres de Pelafina de Mark Z. Danielewski sont une sorte de satellite de la planète monstrueuse, anarchique et géniale qu’était La Maison des feuilles, mise en orbite l’année dernière dans sa traduction française. Le livre reprend les cinquante lettres de la mère de Johnny Errand (l’auteur des annotations démentes du « Navidson Records »), publiées en annexe du roman en question, ajoutant onze nouvelles lettres et faisant précéder l’ensemble d’un avant-propos. Celui-ci, signé par un certain Walden D. Wyrhta, place les lettres dans une nouvelle perspective puisque, « Spécialiste de l’Information », il aurait rencontré Pelafina à l’hôpital pour lequel il travaillait et aurait récupéré les brouillons des lettres à la fermeture de l’établissement, les sauvant d’un bûcher. Clin d’oeil, sans doute, à la consomption du livre, motif final de La Maison des feuilles, et, en même temps, extraction de ces lettres du brasier du livre pour les placer en dehors de leur rapport avec l’œuvre originelle, faisant de Pelafina elle-même le personnage principal de ce texte. La mère folle de Johnny écrit des lettres à son fils durant les cinq ans que dure son internement, jusqu’à sa mort, y développant sa paranoïa vis-à-vis du personnel soignant tout autant que son amour maternel paroxystique, seule force qui la maintienne en vie. Elle idéalise son fils, assimilé aux dieux grecs, aux héros vikings ou au Christ (« J. ta seule Marie »), d’une plume cultivée qui use fréquemment de locutions latines, de vieil anglais ou qui glisse dans le délire anodin ou la démence. Ces lettres semblent être un mode de survie, l’écriture devenant le seul rapport concret à son amour, au fils dont elle est éloignée : « Les pages sont ma seule fuite ».

Danielewski déploie la prolixité effarante de son imaginaire et de ses références au niveau de la forme, de la contextualisation, de la typographie. Certaines lettres font penser aux Poèmes à Lou d’Apollinaire, d’autres aux expérimentations surréalistes ou encore à Max Jacob (« un mensonge immense en songe, sans image et son… »). Des trouvailles excellentes comme cette lettre codée où, en lisant chaque première lettre d’une succession insensée de vocables, on décrypte en filigrane le récit atroce d’un viol, tout en se demandant s’il a vraiment eu lieu hors du délire paranoïaque de la patiente ; toujours ce jeu sur une présentation hyperréaliste du texte qui ne circonscrit rien d’autre que l’indécidabilité entre le vrai et le faux ; enfin, cette succession de séquences très bien maîtrisée qui mène de l’humour à l’horreur et de l’amour au désespoir à travers des contrastes et des ruptures efficaces : ces lettres développent, avec la même richesse de procédés que dans La Maison des feuilles, l’aspect le plus purement poétique et le plus émouvant du génie de Danielewski. « Tu scintillais tellement qu’il me fallait plisser les yeux de peur que tu ne consumes une autre occasion pour moi de jamais te revoir » ; « Et quand de moi plus rien ne restera, pas même dans la mort, je me souviendrai de toi ». Une question demeure néanmoins : était-il vraiment nécessaire de publier ce livre de quatre-vingts pages pour lui-même, alors que les 80% du texte étaient déjà contenus dans l’imposant volume sorti l’année précédente, couronné du succès que l’on sait ?